[Édito] Jeune Afrique indésirable en Algérie ?

Sans aucune explication, le gouvernement algérien a censuré les deux premières parutions de Jeune Afrique depuis le confinement. Une situation incompréhensible, et unique sur le continent, que nous ne désespérons pas de voir s’arranger.

Des manifestants algériens à Alger, le 13 décembre 2019. © Toufik Doudou/AP/SIPA

Des manifestants algériens à Alger, le 13 décembre 2019. © Toufik Doudou/AP/SIPA

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Publié le 3 juillet 2020 Lecture : 4 minutes.

Décidément, les relations de Jeune Afrique avec les dirigeants algériens ne seront jamais un long fleuve tranquille… Dernière secousse en date : l’interdiction de la distribution du numéro 3089 de JA, daté de juin. Notre première livraison depuis la suspension de notre édition papier, décidée à la mi-mars en raison des mesures de confinement. Pour quelle raison ? Mystère.

Nul besoin cependant de verser dans l’art de la divination pour imaginer que l’objet du « délit » doit être notre enquête de six pages consacrée à la refonte de l’armée et des services de renseignements décidée par le président Abdelmadjid Tebboune. Enquête objective et étayée, faut-il le rappeler, et qui, de surcroît, n’avait rien d’un pamphlet anti-El Mouradia. Allez comprendre…

Depuis l’élection d’Abdelmadjid Tebboune, après une longue éclipse, tout était rentré dans l’ordre

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Cela est d’autant plus étrange que depuis l’élection de Tebboune, en décembre 2019, il y a à peine six mois, tout était rentré dans l’ordre. Après une longue éclipse, JA était de retour sans carcan en Algérie. Rappelons, en effet, que depuis le 23 avril 2018 JA avait disparu des kiosques. Lecteurs de longue date et plus récents, citoyens lambda, acteurs politiques, opérateurs économiques, responsables d’institutions publiques ou privées, diplomates ou confrères, tous n’avaient cessé de nous interroger sur les raisons de cette absence et sur sa durée. Las, nous étions bien incapables de leur répondre avec précision. Seule certitude : cela ne relevait aucunement de notre choix mais d’une décision unilatérale du gouvernement algérien.

Une mesure d’austérité ?

À la fin de mars 2018, notre distributeur sur place avait alors reçu une notification du ministère de la Communication – si l’on peut l’appeler ainsi ! – lui enjoignant de ne plus importer JA ni d’autres titres de Jeune Afrique Media Group (The Africa Report), ou proches de lui, comme La Revue, éditée, comme l’on sait, par Béchir Ben Yahmed, ou Afrique Magazine, qui appartient à Zyad Limam. Seuls une poignée d’exemplaires de JA étaient autorisés à franchir la frontière. Ils étaient destinés au gouvernement, à la présidence et à diverses institutions, qui ne pouvaient apparemment pas se passer de leur lecture hebdomadaire…

Officiellement, il s’agissait de faire des économies en devises en supprimant la diffusion de la presse internationale

Officiellement, il s’agissait de faire des économies en devises en supprimant la diffusion de la presse internationale. Une mesure d’austérité imposée, disait-on, par la crise économique. Cette décision devait être temporaire, nous avait-on précisé à l’époque. Hélas ! ce temporaire était, comme souvent, appelé à durer. Mais comment croire que quelques milliers d’exemplaires d’un hebdomadaire, quel qu’il soit, puissent grever à ce point les finances publiques d’une nation ?

En creusant un peu, et même beaucoup tant il est difficile dans ce pays d’obtenir la moindre information officielle, nous nous sommes aperçus qu’il existait un motif officieux. En gros : JA était trop négatif vis-à-vis de l’Algérie. Et, bien sûr, trop indulgent avec le voisin marocain… Aujourd’hui, Bouteflika et son système sont tombés, Tebboune a été élu, l’Algérie « change ».

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Depuis la présidentielle du 12 décembre 2019, un élément de langage significatif s’est frayé un chemin dans le discours public : « l’Algérie nouvelle ». « Il faut tout rebâtir », nous expliquait encore récemment l’entourage d’Abdelmadjid Tebboune. Notamment la relation trop longtemps mise en coma artificiel du pays avec le reste de l’Afrique, défini comme sa « véritable profondeur stratégique ».

Les foudres de la « censure »

Depuis notre retour en Algérie, en 1998, après vingt-deux longues années d’interdiction – quand on vous dit que notre relation n’a jamais été un long fleuve tranquille ! –, près d’une dizaine de numéros de JA ont été saisis. Pour des motifs très variés. Les sujets des articles incriminés allaient, pêle-mêle, du vote des généraux (2004) aux relations algéro-marocaines (2005), en passant par les caricatures du Prophète (2006), la chute du tycoon Rafik Abdelmoumen Khalifa (2007) ou le malaise kabyle (2008).

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Plus récemment, une enquête intitulée « Bouteflika et les femmes » (2015), qui n’avait naturellement rien à voir avec la manière nauséeuse dont les tabloïds britanniques ou la presse people traitent ce genre de sujet, mais qui se penchait sur la vie de l’un des rares chefs d’État d’Afrique et du monde arabe restés célibataires – et dont la réputation de séducteur était jadis bien établie –, n’a pas échappé aux foudres de la « censure ».

Peut-être sommes-nous trop exigeants avec cette Algérie dont le potentiel inouï nous semble mal exploité…

Depuis notre retour officiel, en février dernier, la raison semblait avoir prévalu. S’agissant d’un pays qui, depuis la guerre d’indépendance (que nous avions, à l’époque, suivie de très près), compte beaucoup pour nous, nous ne pouvions que nous en féliciter.

Retour en arrière

Ce brusque retour en arrière, totalement incompréhensible à l’ère du digital et unique en Afrique, est pour nous un véritable crève-cœur. Qui aime bien châtie bien, dit-on. Peut-être sommes-nous trop exigeants avec cette Algérie dont le potentiel inouï nous semble mal exploité. Mais tout de même ! Nous ne désespérons pas pour autant des autorités algériennes.

Nous voulions croire qu’elles reviendraient sur cette décision, qui lèse avant tout leurs concitoyens. Mais cela ne semble pas en prendre le chemin : nous venons d’apprendre que la distribution du numéro 3090 de JA, daté de juillet, est limitée à… 79 exemplaires. Toujours aucune explication, pas de son, pas d’image, malgré nos demandes répétées.

En attendant, nous présentons à nos lecteurs algériens nos plus sincères excuses pour cette (nouvelle) absence, fût-elle indépendante de notre volonté. Et les invitons à nous lire sur notre site ou sur notre application, ce qu’ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à faire.

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