Chronique d’une relation discrète

Depuis les premiers échanges entre le Néo-Destour et les représentants de l’État hébreu, au début des années 1950, jusqu’à l’invitation envoyée récemment à Sharon, les deux pays n’ont jamais perdu le contact. Un ouvrage américain retrace l’histoire d’un d

Publié le 22 août 2005 Lecture : 12 minutes.

« Retenez bien ce conseil : n’attachez guère d’importance aux soi-disant dirigeants arabes modérés. Pareille méprise nous causera d’autant plus de mal que nous ne savons pas ce que ces Arabes modérés nous réservent. » Cette phrase, extraite d’un discours de Lévi Eshkol, à la Knesset, le 3 juin 1965, introduit l’ouvrage de Michael M. Laskier, Israel and the Maghreb : from Statehood to Oslo (Israël et le Maghreb : de la fondation de l’État à Oslo), édité en 2004 par University Press of Florida. Au moment où l’ancien ministre israélien des Affaires étrangères lançait cet avertissement, Israël nourrissait des doutes quant aux réelles dispositions à son égard des dirigeants arabes dits modérés, dont certains, comme l’ancien président tunisien Habib Bourguiba et le roi du Maroc Hassan II, collaboraient déjà, officieusement, avec l’État hébreu. Si l’ancien responsable israélien montrait ainsi sa méfiance à l’égard des dirigeants arabes « modérés », c’est parce que ces derniers acceptaient de rencontrer de hauts responsables israéliens, mais insistaient pour que ces rencontres soient gardées secrètes. Et, surtout, parce qu’ils refusaient d’engager leurs pays dans des relations diplomatiques avec Israël.
En fait, les deux parties poursuivaient des objectifs complètement opposés. Israël cherchait à médiatiser ses relations avec les Arabes du Maghreb, dans le but de rompre son isolement régional. De leur côté, la Tunisie et le Maroc étaient soucieux d’éviter toute initiative pouvant être perçue comme étant en contradiction avec la position officielle de la Ligue des États arabes, dont ils étaient membres. Ainsi, durant sa visite en Tunisie, en 1966, Alex L. Easterman, principal intermédiaire entre Israël et les pays arabes jusqu’à la fin des années 1960, avait-il dû rester cloîtré dans sa chambre d’hôtel, à Tunis, durant plusieurs jours, avant que Bourguiba, dont il était pourtant l’invité, ne daignât le recevoir. Pis : dès le début de la discussion, le président tunisien avait demandé avec beaucoup d’insistance à son hôte qu’il s’engage à ne rien divulguer de la rencontre, obligeant Easterman à donner des garanties en ce sens. Né à la fin du XIXe siècle, cet homme de l’ombre s’était imposé après 1948 comme le plus important intermédiaire entre Israël et les pays arabes.
Le secret a donc été un souci constant des Tunisiens dès les premiers contacts entre Bourguiba et les représentants de l’État hébreu, à New York, au début des années 1950. Celui qui n’était encore qu’un chef nationaliste avait alors sollicité un appui israélien aux revendications nationales tunisiennes, en contrepartie d’un engagement des nationalistes tunisiens à faciliter l’émigration des juifs tunisiens vers Israël et à oeuvrer aussi, au sein du monde arabe, pour une reconnaissance d’Israël. Mais il a toujours veillé à entourer du plus grand secret ses contacts avec les Israéliens, afin de ne pas donner du grain à moudre à ses rivaux, en Tunisie et au Moyen-Orient. « Je dois faire attention à ne pas leur fournir la moindre occasion pour exploiter leur hostilité à mon égard et m’accuser d’être devenu leur ennemi », disait-il ainsi à Easterman, qui le cite dans une lettre au Dr Nahum Goldmann datée du 18 juillet 1957.
Les contacts tuniso-israéliens avaient commencé précisément le 25 juin 1952 avec la rencontre à New York, entre Bahi Ladgham, l’un des représentants du parti nationaliste, le Néo-Destour, et le représentant israélien aux Nations unies. Lors de cette rencontre, le leader tunisien avait demandé un appui israélien à la demande d’indépendance tunisienne, soulignant que son parti n’avait aucune responsabilité dans les agressions dont les juifs avaient été la cible dans son pays peu de temps auparavant.
Le même mois, Bourguiba appelait, de son côté, dans une interview au journal Le Monde, à la nécessité pour les Arabes de rechercher un règlement politique avec Israël. Il défendait la même approche durant son exil en France, en 1954, au cours d’une rencontre avec Easterman. Il est intéressant de noter que les Israéliens, à l’époque, étaient beaucoup plus soucieux que les Tunisiens d’entourer leurs contacts du secret le plus total. Tel-Aviv, qui maintenait de bonnes relations avec Paris, ne voulait pas susciter la colère des autorités d’occupation en laissant filtrer des informations sur ses contacts avec les nationalistes tunisiens.
C’est dans ce même cadre qu’eurent lieu les rencontres entre Ahmed Ben Salah, alors dirigeant de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et cadre du Néo-Destour, et un leader du Histadrout israélien, Elie Cohen-Hadria, en marge des réunions de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), à Bruxelles. Celui qui deviendra bientôt le superministre de Bourguiba avait demandé l’appui de la centrale syndicale israélienne à l’organisation du congrès de la CISL de 1957 en Tunisie, en contrepartie de l’acceptation, par les autorités tunisiennes, de la participation d’une délégation israélienne à ce congrès. Honorant sa promesse, Ben Salah invita Israël au congrès de l’organisation qui se tint dans la capitale tunisienne en 1957. La délégation du Histadrout, conduite par Re’uven Barkat, secrétaire général du parti Mapai, ne prit pas part aux délibérations. Le drapeau israélien ne fut pas hissé non plus aux côtés de ceux des autres pays. Mais le geste des Tunisiens fut néanmoins très apprécié à Tel-Aviv.
À la vérité, les contacts entre la Tunisie et Israël durant ces années 1950 furent beaucoup plus utiles pour les Israéliens, qui bénéficièrent de facilités pour mener les opérations d’émigration des juifs tunisiens en Israël, que pour les Tunisiens. Israël, soucieux de maintenir de bonnes relations avec la France, ne pouvait, il est vrai, appuyer les revendications nationales tunisiennes. Les archives israéliennes montrent, par ailleurs, que le département de l’émigration du Mossad disposait en Tunisie, jusqu’au début des années 1960, d’un vaste réseau, dont l’activité n’était pas inconnue des autorités coloniales françaises, puis des autorités tunisiennes, après l’indépendance du pays.
Ainsi, durant la période allant de 1949 à 1956, le service de renseignements israélien a-t-il pu exfiltrer vers Israël quelque 6 200 juifs tunisiens. Les renseignements israéliens ne se sont pas contentés de faciliter ces opérations d’émigration, ils ont aussi mis en place, dans les quartiers juifs de Tunis, Djerba, Gabès et Sfax, des cellules d’autodéfense qu’ils ont aussi armées, afin qu’elles puissent faire face à d’éventuelles attaques des nationalistes locaux. Ces cellules, qui étaient dirigées par des officiers de renseignement envoyés spécialement d’Israël, sont restées actives jusqu’à la fin des années 1960.
À partir de l’indépendance, proclamée le 20 mars 1956, les relations entre Israël et la Tunisie ont dû tenir compte de la vision des nouveaux dirigeants et de leur volonté de reconstruire leur pays, surtout sur le plan économique. L’appui d’Israël a alors été sollicité au sein des organisations financières internationales, des lobbies pro-israéliens aux États-Unis et dans les autres États occidentaux.
Une rencontre décisive, à cet égard, fut celle qui réunit, à Paris, en février 1956, un mois avant la proclamation de l’indépendance tunisienne, Habib Bourguiba et l’ambassadeur d’Israël en France, Yaakuf Tsur. Après avoir écouté le leader tunisien exprimer son aversion pour Gamal Abdel-Nasser et ses griefs contre la politique du président égyptien dans la région, le diplomate israélien conseilla au futur dirigeant de s’assurer l’appui des juifs américains avant de demander une aide économique des États-Unis.
Les relations économiques entre la Tunisie, nouvellement indépendante, et l’État hébreu ont commencé officiellement, le 3 octobre 1956, par une rencontre à Paris entre le ministre tunisien des Finances, Hédi Nouira, et l’ambassadeur israélien en France. Les nombreux échanges, notamment à Paris, New York et Rome, entre des responsables des deux pays n’ont pas donné rapidement de fruits. Elles ont beaucoup aidé, en revanche, au développement des relations économiques entre la Tunisie et… les États-Unis à partir du milieu des années 1960.
Ainsi, deux mois après le célèbre discours de Bourguiba à Jéricho et la tournée mouvementée du président tunisien au Proche-Orient, en mars 1965, Habib Bourguiba Junior, alors ministre des Affaires étrangères, fit un voyage à Washington, dont l’objectif était de solliciter une aide financière américaine. En réponse à cette demande, le département d’État demanda à Israël d’intervenir auprès des gouvernements français et ouest-allemand afin qu’ils accordent à la Tunisie une aide financière alors estimée à 20 millions de dollars. Washington demanda également à Tel-Aviv d’acheter une partie de la production vinicole tunisienne. Les archives israéliennes indiquent que l’État hébreu répondit favorablement à ces demandes, car il espérait que le gouvernement tunisien encouragerait d’autres États arabes modérés à oeuvrer en vue de faire avorter le projet d’Union arabe défendu par l’Égypte et la Syrie.
Les dirigeants tunisiens, tous issus du Néo-Destour devenu entre-temps Parti socialiste destourien, étaient fort appréciés des Israéliens, qui les considéraient comme des modérés et des progressistes ayant reçu une éducation laïque à l’occidentale. Leur opposition de principe au nationalisme arabe, qu’il soit nassérien ou baasiste, et au communisme de type soviétique, alors en vogue dans le monde arabe, ne les rendait pas particulièrement antipathiques, non plus, aux yeux des Israéliens.
Aussi Tunis et Tel-Aviv mirent-ils en place, dès cette époque, une cellule de contact permanent constituée de leurs ambassadeurs respectifs à Paris : le Tunisien Mohamed Masmoudi et l’Israélien Walter Eytan. À cette époque aussi, Masmoudi rencontra, au moins une fois, le ministre israélien des Affaires étrangères, Abba Eban, dans la maison du baron de Rotschild. La cellule de contact initiale constituée par Easterman avait aussi été maintenue.
Lors d’une rencontre entre Masmoudi et Easterman, le 4 octobre 1966, le responsable tunisien sollicita l’appui économique – et surtout financier – des juifs d’Occident à son pays. Les Tunisiens, qui ne voulaient pas d’aides directes d’Israël ou d’hommes d’affaires de nationalité israélienne, insistaient pour que le soutien de l’État hébreu soit indirect, à travers un engagement d’hommes d’affaires juifs de nationalités autres qu’israélienne.
Il apparaît ainsi que Bourguiba a toujours situé ses relations avec Israël dans le cadre de ce qu’il considérait comme « l’intérêt supérieur de la Tunisie ». S’il n’a pas toujours été en contradiction avec celui du reste du monde arabe, « l’intérêt supérieur de la Tunisie » n’a jamais été conforme, non plus, à une stratégie arabe unifiée, si tant est qu’une telle stratégie eût pu exister, à cette époque ou après.
L’objectif de la Tunisie a toujours été aussi, en dépit des apparences, de soutenir les droits des Palestiniens et de presser Israël de mettre fin aux souffrances de ces derniers. Ainsi, durant sa visite aux États-Unis, en mai 1961, Bourguiba a-t-il beaucoup gêné les officiels israéliens – le Premier ministre David Ben Gourion l’avait alors accusé d’être devenu un « extrémiste » – en disant, au cours de la conférence de presse, aux Nations unies : « Tout le monde sait, y compris nous autres Tunisiens, qu’Israël constitue un nouveau type de colonialisme. Ce n’est pas là une question de domination d’une nation par une autre nation, mais quelque chose de pire – le remplacement d’un peuple par un autre peuple. Les gens qui vivent dans ce pays [Palestine] sont maintenant dans la même situation que celle dans laquelle les juifs s’étaient trouvés eux-mêmes durant la Seconde Guerre mondiale lorsqu’ils étaient opprimés par les nazis. Ils [les Palestiniens] sont maintenus dans des camps de concentration à côté de leur [ancien] pays. »
Et Bourguiba d’ajouter : « Israël se sent maintenant très puissant, ils [les Israéliens] sentent qu’ils sont les plus puissants. Cependant, la France, aussi, était très puissante quand elle a conquis l’Algérie il y a cent trente ans… Je pense que si les organisations internationales sont incapables de trouver une solution juste à ce problème, tôt ou tard, si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, si ce n’est pas demain ce sera le surlendemain, dans un an ou dix ans – une lutte armée s’installera en Palestine et ce qui est arrivé en Algérie aura lieu aussi là-bas. »
On ne peut pas dire que les développements ultérieurs dans la région ont démenti les prédictions de l’ancien président tunisien.
Mais, tout en condamnant verbalement le nouvel État juif pour avoir expulsé de Palestine une partie de sa population musulmane et chrétienne, Bourguiba s’est imposé aussi comme le premier leader arabe à avoir publiquement défié l’obstination arabe à ne pas reconnaître Israël. Ce qui, à l’époque, lui valut le respect des Israéliens et des puissances occidentales, mais aussi, par ricochet, la haine incommensurable de la majorité des Arabes et des musulmans, et d’un grand nombre de Tunisiens qui étaient acquis aux thèses nationalistes arabes.
« Quant à la Palestine, il est nécessaire d’être réaliste, de dépasser l’étape des récriminations et des jérémiades, lança ainsi Bourguiba dans un discours à Tunis, le 10 avril 1965. Dire que l’existence d’Israël est une injustice est vrai, mais ne sert à rien. J’ai l’habitude de parler franchement. Je vais, par conséquent, jeter une grosse pierre dans la mare… Il est vrai que j’ai heurté beaucoup de susceptibilités, mais j’ai seulement dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Jusqu’ici les [leaders] arabes se taisent, et certains régimes ne sont pas stables. Ils ne veulent pas avoir des problèmes avec Le Caire. »
Israël, de son côté, n’a jamais ménagé son soutien à la Tunisie, tant que ce soutien permettait de maintenir la stabilité de ce pays modéré et pro-occidental, de le soustraire aux influences des nationalistes arabes. Et d’empêcher ainsi la constitution d’un front arabe uni face à Israël.
De son côté, Bourguiba, qui craignait l’hégémonisme égyptien et soupçonnait Nasser de vouloir étendre son leadership à tout le Moyen-Orient et à l’Afrique, a essayé, entre 1965 et 1967, d’entretenir des relations secrètes avec Israël, mais la guerre des Six Jours (juin 1967) l’a découragé d’aller plus avant.
Il a donc fallu attendre la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, qui se sont accompagnées, dans le monde arabe, de la mise en route du processus de paix israélo-arabe à Oslo, en 1993, la chute de certains régimes radicaux (l’Irak de Saddam) et l’affaiblissement d’autres (Syrie, Libye, Algérie, Yémen…), et le début de normalisation des relations entre les pays arabes modérés et Israël pour voir la Tunisie reprendre langue avec l’État hébreu. D’abord à travers les rencontres secrètes qu’elle a facilitées, sur son propre territoire, entre des responsables palestiniens – l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) était basée à Tunis entre 1982 et 1994 – et israéliens. Ensuite, en nouant une relation diplomatique minimale avec Israël, avec l’ouverture, en 1996, de bureaux de liaisons, l’un israélien à Tunis et l’autre tunisien à Tel-Aviv – la Tunisie ne reconnaissant pas Jérusalem comme capitale de l’État hébreu.
Ce début de normalisation n’a pas empêché la Tunisie de rappeler son diplomate accrédité en Israël et de fermer le bureau de liaison tunisien en Israël au lendemain de l’arrêt du processus de paix et du déclenchement de la seconde Intifada, en septembre 2000.
Avec l’invitation lancée récemment par le président Zine el-Abidine Ben Ali au Premier ministre israélien Ariel Sharon pour prendre part à la seconde phase du Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), qui se tiendra à Tunis du 16 au 18 novembre, une nouvelle page s’ouvre dans l’histoire des deux pays.
Si les Tunisiens se gardent encore de parler de normalisation avec l’État hébreu, tant que le processus de paix israélo-palestinien n’a pas encore été remis sur les rails, les Israéliens semblent optimistes quant à une prochaine reprise de leurs relations diplomatiques avec la Tunisie, un pays qui ne leur a jamais été totalement hostile et qui fut, pendant les cinquante dernières années, l’un des rares dans le monde arabe à appeler ouvertement à la reconnaissance d’Israël. Tout en s’attachant fermement à la défense des droits des Palestiniens à l’autodétermination et à un État viable à l’intérieur de frontières internationalement reconnues.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires