RDC : « Kinshasa Chronicles », plongée dans le chaos urbain congolais

Jusqu’au 5 juillet 2021, la Cité de l’architecture et du patrimoine, à Paris, accueille « Kinshasa Chronicles ». Une exposition en forme de déambulation dans la capitale congolaise, guidée par 70 artistes.

Affiche de l’exposition « Kinshasa chroniques », à la Cité de l’architecture jusqu’au 11 janvier 2021 © DR

Affiche de l’exposition « Kinshasa chroniques », à la Cité de l’architecture jusqu’au 11 janvier 2021 © DR

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Publié le 11 mai 2020 Lecture : 6 minutes.

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Exposer Kinshasa à Paris ? Voilà une idée vouée d’emblée à l’échec, tant on ne peut faire capitales plus opposées que l’apparemment sage française et la délibérément insaisissable congolaise ! Et pourtant, et pourtant, la Cité de l’architecture (Palais de Chaillot) a osé relever ce défi avec « Kinshasa Chronicles » (jusqu’au 5 juillet 2021), qui jouxte l’exposition « Paris 1910-1937, promenade dans les collections Albert-Kahn ».

Les commissaires Claude Allemand, Sébastien Godret, Eric Androa Mindre Kolo, Dominique Malaquais, Fiona Meadows et Mega Mingiedi (coordinateur au Congo) connaissaient les risques inhérents à leur entreprise et, plutôt que de tenter une impossible et rébarbative explication de Kinshasa, ils ont cherché à en exprimer l’ambiance, à en faire ressentir la vitalité quotidienne, sans œillères.

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« Kinshasa ne peut être résumée, encapsulée, dans une exposition, écrivent-ils dans leur présentation. De manière générale, les villes – où et quelles qu’elles soient – ne se prêtent pas à ce genre d’exercice. Et moins encore les mégalopoles. Toute tentative d’inventaire ou de classification les concernant est vouée à l’échec. »

Jeunes et engagés

Evidemment, une telle assertion implique une réponse appropriée : « Penser la ville par l’art : “Kinshasa Chronicles” propose une approche de la capitale congolaise née du regard d’artistes dont l’œuvre est ancrée dans une expérience intime de l’espace urbain. Soixante-dix créateurs, membres, pour la plupart, d’une génération très jeune et très engagée, y disent par la plastique, par le verbe, par le son, Kinshasa telle qu’elles et ils la voient, la vivent, la questionnent, l’imaginent, l’espèrent, la conteste. »

Pour être à la hauteur d’une telle ambition, il fallait multiplier les regards et les angles d’approche. « Il était important pour nous de présenter un travail collectif pour vraiment dialoguer avec les 70 artistes qui ont tous des points de vue et des idées différentes, explique Dominique Malaquais, historienne d’art et politologue à l’Institut des mondes africains (CNRS). Ensemble, les commissaires ont fait le choix d’une approche sensible… qui fonctionne plutôt bien! Même si la Kinshasa qu’ils nous donnent à voir, sentir, entendre demeure évidemment aseptisée par rapport à la réalité urbaine, le parcours qu’ils proposent permet une véritable immersion dans ce que l’on pourrait appeler la poésie créative de la ville, entre dégoût et espoir. »

"Transe communication", de Hilaire Balu Kuyangiko, dit Hilary Balu (2018) © Pierre Schwartz

"Transe communication", de Hilaire Balu Kuyangiko, dit Hilary Balu (2018) © Pierre Schwartz

Entre symphonie et cacophonie

Sans que les espaces ne soient jamais séparées par des murs, l’exposition se développe le long d’une avenue centrale et se ramifie en ruelles, contre-allées, impasses et culs-de-sac. « [Elle] s’agence autour de cimaises qui, toutes, sont parallèles les unes aux autres. Aucun panneau perpendiculaire, aucune découpe en sections, aucune scansion visant à guider le visiteur, si ce n’est la présence de couleurs suggérées par les façades de Kin. »

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Ici, le visiteur n’a pas vraiment le temps de se poser, son regard est constamment happé par une couleur, un détail, un objet, un son. Les œuvres ne vivent pas séparées les unes des autres, elles vibrent ensemble, entre symphonie et cacophonie. Alors oui, il y a quand même des thématiques, mais celles-ci se rencontrent et se bousculent comme dans le chaos urbain de Kin. La ville est « performance », « sport », « paraître », « Musique », « capital(ist)e », « esprit », « débrouille », « Futur(e) », « mémoire ». « Tout est en relation avec tout. Les catégories sont perméables, s’entremêlent. Aux hiérarchies et au surplomb fait place une horizontalité tendant à complexifier le regard, du moins à le décentrer, dans l’idéal à le déstabiliser. »

Contrairement à bon nombre d’expositions parisiennes, « Kinshasa Chronicles » ose le trop-plein et le (presque) désordre. « L’idée, c’est de dire que tout est poreux, poursuit Dominique Malaquais. On est dans l’expo comme on est dans la ville, avec ses bruits, sa musique. » Au bout du compte, les œuvres des artistes s’effacent presque pour laisser Kinshasa s’exprimer à travers elles, entre dissonance et harmonie.

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À hauteur d’homme

Cette absence de « surplomb » que les commissaires revendiquent est à prendre au sens propre comme au sens figuré. Au propre : les œuvres sont à hauteur d’homme et à taille humaine – voire totalement humaines quand il s’agit des costumes des performeurs comme Michel Ekeba, Cédric Mbengui, dit 100 % papier, Eddy Ekete ou encore Tickson Mbuyi, « l’homme capotes ». Elles restent parfois au ras du bitume, voire du caniveau, à l’instar des photographies saturées de couleur de Nelson Makengo, qui plonge dans les détritus et déjections de la ville des figurines Marvel et les immortalise dans le décor post-apocalyptique du sol de Kin.

« Le Techno dandy », performance photographiée par Ashley Walters © Maurice Mbikayi

« Le Techno dandy », performance photographiée par Ashley Walters © Maurice Mbikayi

Au figuré : les œuvres ne prennent jamais les Kinois de haut. Les artistes dialoguent avec les habitants, ils les racontent, ils les magnifient, ils les observent, mais ils ne les jugent pas. De ce point de vue, l’exposition réussit l’exploit de proposer un regard endogène sur la ville.

« Les dispositifs de représentation que sont les musées et les expositions sont intimement liés à l’histoire de la domination coloniale et, plus largement, à celle du capitalisme. Ce sont des espaces chargés, lourds d’un passé – et, à bien des égards, d’un présent – brutal et contesté, écrivent les commissaires. […] Penser que l’on peut échapper à cette violence envers le sujet, créer à partir de l’Europe une exposition sur Kinshasa qui en fasse fi, est illusoire. »

Sport, religion et musique

Mais se laisser porter par la foule des rues, se noyer sous le flot des bruits et les sons assourdissants de baffles saturées, être aveuglé par des couleurs jurant entre elles comme les éléments d’un costume de sapeur, étouffer dans les gaz d’échappement de guimbardes bricolées et les effluves de cuisines en plein air, c’est aussi prendre le risque de se perdre et de ne plus trouver son chemin. On peut aimer, ou détester.

« Kinshasa Chronicles » se permet d’entraîner le visiteur dans les recoins de la ville, ces « kuzu » (« refuges » en lingala) d’1m2 délimitées par des tentures ou des tôles, photographiées par Rek Kandol, où l’on peut s’isoler un temps du fracas urbain, et de le plonger dans ses pratiques (spi)rituelles, de l’influence des églises aux violences faites aux « enfants sorciers » telles que les aborde la peintre Geraldine Tobe.

« Kin sport » de Dareck Tubazaya (2017) « Kin sport » de Dareck Tubazaya (2017)
© Dareck Tubazaya

« Kin sport » de Dareck Tubazaya (2017) « Kin sport » de Dareck Tubazaya (2017) © Dareck Tubazaya

Mais dans ce labyrinthe, un fil d’Ariane relie les différents quartiers, les différentes « chroniques » : comme à Kin, la politique est omniprésente. « Penser la ville à partir de la production artistique est ici un acte fort, à la fois de refus et d’espoir », écrivent encore les commissaires.

Le politique irrigue tout, du sport à la religion, des performances de rue à la musique. Ainsi, nous rappellent les auteurs, « pour le leader à la toque de léopard, la rumba n’a de raison d’être que celle de le célébrer lui, raison qu’il impose à tous les grands de la musique congolaise » et « sous les politiciens qui suivent Mobutu, la rumba et le ndombolo continuent à servir les intérêts des puissants ». À l’opposé, « le hip-hop congolais, lui, est souvent contestataire », « il émet une critique acérée de l’ordre social tant au Congo qu’à l’échelle globale ». Le musicologue Manda Tchebwa affirme au passage que « Kinshasa dicte sa cadence à l’Afrique ».

Capitalisme sauvage

Quant à l’économie, c’est évidemment elle qui dicte sa cadence au politique – parfois depuis l’étranger. Disparités entre l’opulence des riches et l’extrême pauvreté, présence des multinationales rapaces, affairisme triomphant, « Kinshasa Chronicles » raconte un capitalisme sauvage qui ressemble beaucoup à celui que l’on peut observer un peu partout dans le monde.

« Dès l’arrivée à l’aéroport de Kinshasa, une multinationale prévient : “Bienvenue sur cette terre où j’étends mon pouvoir féodal, comme beaucoup d’autres copains d’ailleurs, écrit l’auteur Sinzo Aanza. Ces copains s’appellent Glencore, Freeport McMoran, Total, De Beers, Castel… Et l’État, qui n’est qu’un business comme les autres.”

Bienvenue à Kin, capitale capitaliste, métaphore d’un aujourd’hui qui devra choisir entre les sombres propositions d’un individualisme grimaçant et l’espoir en couleurs porté par l’imagination.

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