Parodie de justice pour vrai dictateur

Saddam Hussein condamné à mort à l’issue d’un procès dont la principale faiblesse aura été de vouloir concilier deux notions contradictoires : l’impartialité et la vengeance.

Publié le 13 novembre 2006 Lecture : 7 minutes.

Deux fois dans sa vie, Abdallah Mohamed Hussein, un paysan kurde de 57 ans, s’est retrouvé face à face avec Saddam Hussein, dans des conditions qui auraient pu difficilement être plus différentes. La première fois, c’était en 1988 quand – après l’opération génocidaire d’Anfal, où l’armée irakienne a massacré, estime-t-on, 180 000 Kurdes dans le nord du pays – il fut brièvement reçu par le raïs pour lui demander la libération de neuf membres de sa famille. La réponse de Saddam fut tranchante : « Taisez-vous ! Vous n’avez plus de famille ! »
Dix-huit ans plus tard, le Kurde a revécu cette rencontre à la fois dans sa mémoire et dans sa chair. Le 14 septembre 2006, dans les profondeurs d’un ancien immeuble du parti Baas, dans la Zone verte protégée de Bagdad, il a été le témoin vedette d’un jour du procès de l’assassin de sa famille. Depuis l’ouverture de ce procès, en octobre 2005, beaucoup ont ainsi eu l’occasion de témoigner contre le président déchu devant le Haut Tribunal pénal irakien, mis en place en décembre 2003 par les autorités américaines afin de juger les principaux dignitaires du régime pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, puis réactivé en août 2005 par le nouveau Parlement à majorité chiite.
Sous cette double tutelle, le rideau s’est levé sur un procès spectacle largement interprété en fonction des dons d’improvisation de ses présidents successifs, d’une part, et de ceux de Saddam, de l’autre. Relayé par les chaînes de télévision aux quatre coins du pays, l’accusé a pu tout à loisir faire son numéro, se quereller avec les juges et contester la légitimité du tribunal. Le « spectacle » a eu un succès retentissant, mais non moins retentissant a été l’échec du concept original : tenter d’accommoder les normes internationales de justice avec les revendications de l’Irak à la souveraineté. Les fractures entre sunnites, chiites et Kurdes qui traversent la société irakienne n’ont fait que s’aggraver tout au long d’un procès qui était destiné à les réduire.
Compte tenu de l’importance de ce jugement pour les nouveaux dirigeants irakiens, et de leur volonté d’exercer une pression politique sur le tribunal, il paraissait inconcevable que l’issue puisse être autre qu’une condamnation à mort. Et pourtant, cette certitude n’a pas empêché le suspense : il ne tenait pas au résultat lui-même, mais à la manière de le présenter, qui devait marquer le début d’une nouvelle ère en Irak. Beaucoup d’Irakiens croient encore que le rusé dictateur échappera au bourreau, comme il l’a toujours fait dans le passé.
La rencontre de septembre entre les deux Hussein et le juge Abdallah al-Amiri a cristallisé la controverse : le tribunal dépend-il de l’État irakien, ou se réfère-t-il aux principes plus élevés de la justice humaine ? Si c’est le premier cas, quelle autorité a-t-il pour juger l’homme qui a incarné l’État pendant trente ans ? Face au paysan kurde à la barre des témoins, l’ex-président, aujourd’hui barbu, a essayé de contester son témoignage en déclarant : « Je me demande pourquoi cet homme tenait à me rencontrer si je suis un dictateur. » Intervention plutôt sibylline du juge Amiri : « Vous n’êtes pas un dictateur. Vous n’étiez pas un dictateur. Ce sont les individus et les dirigeants de votre entourage qui ont fait de vous un dictateur. Il ne s’agit pas de vous en particulier. C’est partout pareil. » Ce que voulait dire Amiri n’est pas évident : compatissait-il au sort de Saddam ? Énonçait-il une théorie personnelle sur le fonctionnement des régimes autocratiques ? Ou voulait-il simplement noyer le poisson et faire avancer le procès ?
Quoi qu’il en soit, ses remarques ont soulevé un tollé général. Comment pouvait-on dire que l’homme accusé d’avoir assassiné des dizaines de milliers de ses compatriotes n’était pas un « dictateur » ? Les chiites et les Kurdes, principales victimes de Saddam, ont exigé le départ du juge, et le gouvernement irakien s’est conformé à leur demande. S’appuyant sur une clause obscure de l’ordonnance de 2004 qui créait le tribunal, les autorités l’ont démis de ses fonctions. Pour les juristes occidentaux, cette décision du gouvernement de limoger le président du tribunal représentait une ingérence caractérisée de l’exécutif dans une affaire judiciaire. L’association américaine Human Rights Watch a estimé que l’éviction d’Amiri constituait un grave manquement au principe de la protection des juges et « une absence totale de respect de l’indépendance de la justice de la part du gouvernement irakien ». Mais cette décision a incité beaucoup d’Irakiens à condamner le tribunal pour la raison inverse. Il était déjà pour eux difficile d’admettre que le tyran fût autorisé à parler librement, mais que le juge puisse exprimer de la sympathie pour l’accusé, c’était trop. « Comment a-t-on pu accorder un procès à Saddam ? » demande par exemple un habitant de Chamchamal, un bourg situé près d’Anfal, où, il y a vingt ans, la population a pu voir des hommes, des femmes et des enfants menottes aux mains chargés dans des camions et conduits dans les collines, d’où ils ne sont jamais ressortis. « Il aurait dû être pendu immédiatement. »
La faiblesse du procès tient sans doute à la tentative de concilier deux impératifs contradictoires, et probablement inconciliables : la justice et la vengeance. Les juristes à travers le monde voulaient que Saddam passe en jugement pour respecter les principes des procès des criminels de guerre internationaux, pas seulement pour prouver que des crimes abominables avaient été commis, mais aussi pour démontrer que les accusés avaient une responsabilité personnelle. La nécessité de fournir des preuves incontestables n’était pas évidente pour beaucoup d’Irakiens. Qu’y avait-il à prouver ? Tout le monde savait que Saddam avait ordonné les crimes dont il était accusé. En outre, dès le premier jour du procès, Saddam avait montré clairement quel public il visait en marchant à grands pas dans la salle du tribunal, la main tendue vers la tribune de presse, le pouce collé à l’index recourbé – geste arabe pour dire « encore un peu de patience ». Après quoi, il déclarait que le tribunal était « invalide » et affirmait qu’il était toujours président de l’Irak – première pantalonnade d’une série qui allait se prolonger pendant des mois.
Retransmettre le procès à la télévision semblait un bon moyen de souligner la transparence de la procédure. L’échec a été à peu près total. Peu d’Irakiens et peu d’Arabes en général l’ont suivi. En dehors des juristes eux-mêmes, rares sont d’ailleurs les Irakiens qui s’intéressent de près au déroulement d’un procès criminel. Beaucoup imaginaient que les accusés se seraient inclinés devant l’autorité des juges. Mais il en a été tout autrement. Jusqu’à son explosion de colère à l’énoncé du verdict, Saddam et ses coaccusés l’ont prise de haut. Ils ont contesté la légitimité du tribunal. Ils se sont lancés dans des discours à l’ancienne, invoquant la grandeur de l’Irak et proférant des menaces contre les traîtres. Lors d’une séance récente, Saddam a ainsi lancé au procureur qu’il était un « collaborateur des sionistes, et qu’on écraserait la tête de tous les sionistes et de leurs collaborateurs ». Les accusés s’adressaient les uns aux autres un salut militaire et respectaient leurs anciens grades dans l’armée. Le procès ne semblait pas être ainsi le jugement final du régime baasiste, mais les retrouvailles de vieux camarades de parti.
Tout au long des séances, Saddam et ses défenseurs ne semblent pas s’être souciés de répondre méthodiquement aux preuves accumulées contre eux, mais ont plutôt cherché à contester la légitimité du tribunal et à jouer sur l’opinion publique. Les propos tenus par ses avocats donnent à penser que la stratégie de Saddam a pu être de jeter de l’huile sur le feu, d’obliger les Américains à reconnaître sa capacité à mobiliser les insurgés ou à les calmer.
Certains juristes estiment que les causes de la confusion du tribunal se trouvent peut-être dans ses statuts, où les conseillers juridiques américains ont injecté une forte dose de procédures anglo-américaines dans le système européen utilisé par l’Irak et la plupart des pays arabes. Les juges, les procureurs et les avocats de la défense, dit Cherif Bassiouni, professeur de droit à l’université DePaul, aux États-Unis, « n’étaient peut-être pas familiers avec le système américain d’accusation qui leur a été imposé par les rédacteurs américains et autres des statuts, et ils se sont rabattus sur les pratiques qu’ils connaissaient le mieux dans le cadre du code de procédure criminelle irakien de 1971. Autrement dit, les rédacteurs des statuts s’y sont si mal pris qu’il est très difficile de les appliquer d’une manière qui respecte les deux modèles qu’ils ont mélangés ».
À coup sûr, l’accusation a fait défiler une série de témoins dont les dépositions ont porté à la fois sur les terribles représailles exercées contre le village chiite de Doujaïl – accusation sur laquelle la condamnation à mort a été fondée – et sur la campagne génocidaire contre l’insurrection dans le nord de l’Irak au cours des années 1980. Si les juges consignent leurs raisons dans un document écrit, on y verra peut-être plus clair dans un procès embrouillé et tordu. Mais le fond du problème est sans doute ailleurs. Les victimes de l’ancien régime ont été vengées, mais les légalistes ne sont pas convaincus que la justice a été rendue. Les chances que ce procès soit un modèle pour l’avenir ou qu’il contribue à la réconciliation nationale sont minces.

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