[Tribune] – Sénégal : « Monsieur le président, nous ne sommes pas vos communicants »

La volonté de l’État de réguler les médias en contraignant les journalistes à obtenir la carte de presse représente un danger pour la profession.

La commission de la carte de presse compte attribuer les premières cartes en mars. © SEYLLOU/AFP

La commission de la carte de presse compte attribuer les premières cartes en mars. © SEYLLOU/AFP

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Publié le 7 janvier 2021 Lecture : 4 minutes.

« Que le ministre chargé de la Communication se tienne prêt à me présenter les décrets d’application du code de la presse afin que je les signe lors du premier Conseil des ministres de janvier 2021. » C’est ce qu’a crânement déclaré le président Macky Sall devant la brochette de journalistes venus l’interroger ce 31 décembre 2020 au Palais de la République, après la diffusion de son traditionnel message à la Nation. Le chef de l’État mettrait ainsi fin aux errances de ce serpent de mer qu’est le code de la presse au Sénégal.

Droits et devoirs

Initié en 2009 avec les professionnels du secteur et adopté en conseil des ministres en 2012 sous la présidence d’Abdoulaye Wade, il n’a été adopté par des députés passablement récalcitrants que le 20 juin 2017. Ses 62 pages comprennent 233 articles, qui précisent le statut des journalistes et des techniciens travaillant dans les médias, leurs « droits » et « devoirs », et définit les règles encadrant le fonctionnement économique des entreprises de presse.

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Si les députés s’étaient montrés rétifs, c’était surtout à cause de ce qu’Abdoulaye Wade appelait la « déprisonnalisation » des délits de presse : les détentions éventuelles sont remplacées par des sanctions économiques et des suspensions du droit d’exercer. Les parlementaires y voyaient un droit exorbitant.

Certains journalistes sénégalais se croient sortis de la cuisse de Jupiter

Pour les journalistes, dont beaucoup boivent du petit lait depuis le vote de la loi, c’est l’occasion rêvée « d’assainir » (un mot aux relents dangereux) leur profession. Ils en ont assez que les têtes de gondoles de leur métier soient des « saltimbanques », des pièces rapportées et même des animateurs sans formation prouvée. Car eux-mêmes ont suivi l’enseignement du Centre d’études des sciences et techniques de l’information (Cesti, école publique), de l’Institut supérieur des sciences de l’information et de la communication (Issic, première école privée du pays) ou encore de l’Institut supérieur d’entrepreneurship et de gestion (Iseg), et se croient sortis de la cuisse de Jupiter.

Une commission de la carte de presse comptant huit membres chapeautés par un président a été mise sur pied en janvier 2020. Elle compte attribuer les premières cartes en mars 2021 et, dans l’esprit de ses promoteurs, ce document sera un préalable pour exercer le métier de journaliste.

Je m’oppose résolument à ce malthusianisme. Et bien que la commission en question prévoie d’accorder ce document à des journalistes qui n’ont pas été formés en école, mais au vu de leurs titres et acquis de l’expérience, je ne demanderai pas cette carte.

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Formé sur le tas

J’ai moi-même commencé à exercer ce métier en 1995, à la radio (sur Téranga FM) puis au quotidien Le Matin, à l’époque où il était dirigé par Boubacar Boris Diop puis par Mame Less Camara. L’accompagnement et la formation reçus au sein de ces rédactions étaient impeccables et j’en suis fier. Je ne souhaite toutefois pas que cela soit attesté par une carte.

Je continuerai à exercer ce métier. Qui m’a mené tour à tour à radio Nostalgie Dakar, dans les pages politiques de l’hebdo Le Témoin, à la rédaction en chef puis à la direction de la publication du tabloïd quotidien Tract, dont je suis le cofondateur, puis à la télévision d’État RTS comme chroniqueur d’une émission produite par le ministère de la Communication sénégalais ! Mais aussi sur 2STV, la « deuxième chaîne privée de télévision du Sénégal ».

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J’ai aussi été pendant neuf ans le correspondant au Sénégal de la publication panafricaine Notre Afrik, dont le siège est à Bruxelles, puis j’ai fondé le site d’info Tract.sn, relancé en mars 2018, et son tabloïd digital hebdomadaire diffusé par la startup française « Youscribe proposée par Orange ». Un métier qui me permet enfin d’écrire dans les colonnes de Jeune Afrique depuis deux ans et demi.

La formation au sein d’une rédaction ou « sur le tas » donne d’excellents professionnels. Le directeur général actuel du quotidien d’État Le Soleil n’a pas non plus fait d’école de journalisme ni même terminé ses études de philosophie, abandonnées en deuxième année d’université. Et nous avons tous deux été directeurs de publication de titres appartenant au même groupe de presse, Com7 au début des années 2000.

Faire de la carte de presse un préalable à l’exercice du métier constituerait un abus de pouvoir caractérisé

Ces velléités « d’épuration » m’horripilent. Le journalisme n’a pas d’ordre tel qu’en ont les médecins, les avocats, les notaires, les experts-comptables ou les moines trappistes ! Est journaliste celui qui fait de ce métier son activité principale. Y compris s’il n’écrit pas une ligne ou ne dit pas un mot à l’antenne (comme les journalistes reporters d’images, les photographes, les dessinateurs). Toute tentative, de la part de l’État, de faire de la possession de la carte de presse un préalable à l’exercice du journalisme constituerait un abus de pouvoir caractérisé. Passible, à mes yeux, de dépôt de plainte devant la Cour suprême, voire devant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et la Cour internationale de justice.

À chacun son rôle

Lors du conseil des ministres du 23 décembre, l’avant-dernier de l’année 2020, Macky Sall a insisté « sur la nécessité d’une régulation systématique des sites d’information qui, si l’on y prend pas garde, risquent de porter fortement atteinte à la cohésion nationale, à l’image de l’État ainsi qu’à l’ordre public », rapportait le communiqué du Conseil des ministres.

Eh bien sachez, monsieur le président, que nous ne sommes pas chargés de votre communication, ni de la promotion de « l’image de l’État », ni même de « la cohésion de la nation ».  Les médias d’État et gouvernementaux devraient y suffire amplement. Et c’est ici le lieu de dénoncer la tentative de préemption des vocables « quotidien national », « télévision nationale » et « radio nationale » par ces acteurs gouvernementaux : tous les médias privés qui diffusent sur l’étendue du territoire sénégalais sont nationaux également.

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