Nigeria : Tade Thompson, le psychiatre stellaire

Le prolifique auteur nigérian, dont la trilogie « Rosewater » a reçu le prix Arthur C. Clarke l’an dernier, vient de voir ses « Meurtres de Molly Southbourne » couronnés par le Grand prix de l’imaginaire.

Portrait de l’auteur de science-fiction anglais Tade Thompson, photographié à Londres le 20 septembre 2018. © Olly Curtis/Future via Getty Images

Portrait de l’auteur de science-fiction anglais Tade Thompson, photographié à Londres le 20 septembre 2018. © Olly Curtis/Future via Getty Images

Publié le 14 janvier 2021 Lecture : 4 minutes.

L’œuvre de Tade Thompson n’en finit pas de remporter des distinctions. Ses Meurtres de Molly Southbourn, déjà couronnés des prix Nommo et Julia Verlanger, viennent de décrocher le Grand prix de l’imaginaire. Rosewater, sa trilogie de science-fiction, avait déjà été récompensée par le très prestigieux prix Arthur C. Clarke l’an dernier.

Né à Londres de parents yorubas, un groupe ethnique surtout présent au Nigeria, cet auteur à l’œuvre prolifique (il écrit aussi des polars, notamment Making Wolf), est avant tout psychiatre à Portsmouth, en Angleterre. Des tropismes qu’il a su marier dans Rosewater, roman haletant qui se déroule au Nigeria dans un futur proche, où la Terre a été colonisée par de mystérieux extraterrestres.

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La ville de Rosewater s’est ainsi développée autour d’un étrange dôme qui s’élève vers le ciel « comme une immense masse de chair ». Une fois par an, l’imposante structure s’ouvre, et des malades incurables se découvrent mystérieusement sauvés : « Plus de tuberculose, plus de VIH, plus rien », se réjouit un personnage.

Un miracle annuel qui ressuscite quelques morts au passage, créant des cohortes de « réanimés » sans âme, errant dans les rues – et qu’il faut ensuite abattre. Le phénomène « répare » aussi parfois des blessés de façon hasardeuse, voire monstrueuse. « Un type » se retrouve ainsi avec « cinq mains gauches et trois pieds », l’« œil unique et désespéré ».

Pirate mental fortuné

Mais cette présence extraterrestre n’a pas que des effets dramatiquement grotesques. Kaaro (dont le le nom signifie « bonne journée » en yoruba) a ainsi gagné le pouvoir de lire les pensées d’autrui. Devenu « dénicheur », il retrouve les objets que les gens ont perdus. « J’ignore que ce don a une origine extraterrestre – pour moi, c’est plutôt quelque chose qui est lié au mysticisme, à la spiritualité ou au juju. »

« Adolescent télépathe sans objectif, [Kaaro devient] un pirate mental fortuné », avant que la puissante Femi Alaagomeji l’intègre à la section quarante-cinq (S45), une police secrète de l’État. Pour « lire des informations dans le cerveau des autres gens », il pénètre dans la xénosphère, « une banque de données globale [située] dans l’atmosphère elle-même » grâce à un lien psychique constitué de « filaments fongiques – qui entretiennent de nombreux liens avec des champignons que l’on trouve naturellement sur la peau humaine – et de neurotransmetteurs extraterrestres ».

La plupart des gens ne le savent pas ; le monde a changé de plusieurs façons imperceptibles

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« Rosewater est l’histoire d’une invasion extraterrestre extrêmement lente… par des microbes. La plupart des gens ne le savent pas ; le monde a changé de plusieurs façons imperceptibles », résume Tade Thompson. « Quand Armoise [le nom donné à la créature inconnue] apparaît, raconte un personnage, nous ne sommes même pas impressionnés, alors que nous savons qu’il s’agit de l’événement le plus fabuleux dans l’histoire de la Terre. Nous avons déjà été colonisés. C’est un peu la même chose, que les envahisseurs viennent d’un autre continent ou d’une autre planète. »

Les Africains effacés de la science-fiction

Une réaction diamétralement opposée à celle des États-Unis, dont on « n’a plus de nouvelles depuis quarante-cinq ans ». Un comble dans un genre littéraire dominé par les Américains depuis les origines. « Dans la science-fiction, les Africains ont été effacés, assène l’auteur nigérian. Sauf comme exemples du primitif, du brut, du nègre magique avec une sagesse populaire qui n’existe que pour aider le protagoniste blanc dans son voyage. »

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Même s’il éprouve « une forte ambivalence à l’idée d’être présenté comme un écrivain africain, car cela crée une sous-catégorie et que ces catégories existent justement parce qu’il y a oppression », Tade Thompson affirme vouloir explorer le continent à travers l’extrapolation de la science parce qu’il n’a pas « lu beaucoup de science-fiction pure et simple venant d’Afrique ».

Je veux tout écrire. Je veux faire mon roman policier, ma fantaisie, mon horreur, ma science-fiction, ma peinture

Il entraîne ainsi son narrateur, Kaaro, dans les « résidus de la conscience commune de [leur] nation. Le sang et la sueur des esclaves représentent une sorte de soupe, composée par leurs angoisses à l’idée d’être arrachés à leur terre natale, par la culpabilité des esclavagistes, la douleur prolongée de la colonisation, les émeutes, les manigances de la CIA, la guerre civile, le génocide des Igbos, les massacres tribaux, le terrorisme »…

Dieux yorubas et sorciers technologistes

Thompson, qui a passé son enfance au Nigeria, met le pays au premier plan et puise dans sa culture yoruba pour imaginer l’univers de Rosewater, où l’on croise, pêle-mêle, des dieux yorubas, des « sorciers technologistes » et des oiseaux cyborgs… Et même « un ectoplasme. Un vrai, avec des neurotransmetteurs et des xénoformes » – ces parasites microbiologiques qui transforment secrètement le monde.

Soit une explication parfaitement rationnelle à un phénomène habituellement qualifié de sorcellerie. Car attention, « Rosewater est totalement de la science-fiction. Ce n’est pas de la magie, il n’y a rien qui ne soit expliqué scientifiquement, rien n’y est du réalisme magique », souligne Tade Thompson. Qui se démarque ainsi clairement de sa consœur africaine-américaine Nora K. Jemisin et de ses Livres de la Terre fracturée.

Tade Thompson, psychologue de métier, projette la psyché humaine en images plus que tangibles sur les parois de cette sphère extraterrestre qu’est la xénosphère. Dans cet espace télépathique, l’agent du S45 voit « les idées jaillir en faisceaux ». Et ceux qui ne pensent pas y apparaissent « suspendus, comme figés dans l’ambre ». Chaque réceptif y navigue à travers un avatar : une « flaque de liquide couleur pêche », un serpent qui « mesure près de quatre mètres de longueur », ou un « moine avec une masse sombre sous la capuche »… Kaaro, lui, est un griffon.

Les histoires de Thompson ont ainsi beaucoup trait à l’identité et à l’aliénation. Elles questionnent la place de chacun dans le monde : « Il n’écrit jamais dans un genre pur. Il subvertit toujours les choses », s’enthousiasme Luke Speed, agent de l’auteur nigérian chez Curtis Brown. Car Thompson ne s’interdit rien : « Je veux tout écrire. Je veux faire mon roman policier, ma fantaisie, mon horreur, ma science-fiction, ma peinture. »

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