Trevor Noah : de l’humour face à l’apartheid

Avec « Trop noir, trop blanc », l’humoriste et présentateur de télévision, né en Afrique du Sud, livre une autobiographie fine et enlevée.

Trevor Noah, au Grammy Awards, le 14 mars 2021. © Jordan Strauss/AP/SIPA

Trevor Noah, au Grammy Awards, le 14 mars 2021. © Jordan Strauss/AP/SIPA

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Publié le 6 juin 2021 Lecture : 6 minutes.

Trevor Noah avait créé la polémique à la suite de la victoire de l’équipe de France de football lors de la Coupe du monde 2018. Dans The Daily Show, son émission satirique, il avait plaisanté en disant « l’Afrique a gagné la Coupe du monde ». Cette blague avait suscité une réponse courroucée – sous forme de lettre – de l’ambassadeur de France aux États-Unis.

Nous avions brièvement évoqué le parcours atypique de l’acteur, humoriste et animateur télé né en 1984 à Johannesburg, d’une mère noire et d’un père blanc, durant l’apartheid. Son livre Trop noir, trop blanc détaille le destin exceptionnel du présentateur qui a remplacé Jon Stewart à la tête du Daily Show.

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Exceptionnel, l’adjectif est à comprendre au sens propre et figuré. À l’époque, « contrairement aux États-Unis, où le moindre porteur d’une goutte de sang noir devenait automatiquement noir, en Afrique du Sud, les Métis ont été classés dans un groupe à part, ni noir ni blanc, mais coloured. Les Coloured, les Noirs, les Blancs et les Indiens étaient obligés de faire enregistrer leur race auprès du gouvernement ».

Le problème est que Trevor Noah n’entre dans aucune de ces cases. Il était interdit d’être métis (d’avoir un parent noir et un parent blanc), mais pas d’être coloured (deux parents coloured) si bien que, écrit-il, « j’étais la preuve du crime qu’ils [ses parents] avaient commis ».

Si un enfant de la mauvaise couleur se trouvait dans la mauvaise zone, le gouvernement pouvait intervenir, en retirer la garde à ses parents

Jusqu’à la fin de l’apartheid, ses parents doivent rivaliser d’ingéniosité pour cacher cette filiation interdite. Sous la plume de ce génie de l’ironie, cela donne des épisodes tragi-comiques qui ne rendent que plus insoutenable la réalité : « Si un enfant de la mauvaise couleur se trouvait dans la mauvaise zone, le gouvernement pouvait intervenir, en retirer la garde à ses parents et l’emmener dans un orphelinat. »

Jamais bien nulle part

Même à la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud reste profondément marquée par la ségrégation raciale. Déménageant au gré des pérégrinations de sa mère, qui l’élève seule, Trevor Noah ne se reconnaît nulle part.

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« À Hillbrow, on vivait dans un quartier blanc et personne ne me ressemblait. À Soweto, on vivait dans un quartier noir et personne ne me ressemblait. Eden Park était un quartier coloured, tout le monde me ressemblait, mais nous n’aurions pas pu nous sentir plus différents. C’était à n’y rien comprendre. »

Quand j’ai été obligé de le faire, j’ai choisi noir

Dans cette société où les races vivent séparément, Trevor Noah est parfois amené à choisir son camp. À 11 ans, sélectionné à la suite de tests dans une classe de collège à l’écrasante majorité blanche, il forme le vœu d’intégrer une classe dont les élèves sont noirs. « Avant cette récréation, je n’avais jamais eu à choisir, mais quand j’ai été obligé de le faire, j’ai choisi noir. » Ce choix, il sera amené à le faire d’autres fois, il sera tantôt noir, tantôt coloured ou blanc. Des expériences qui le conduisent à cette conclusion : « J’ai compris que même si je n’appartenais à aucun groupe, je pouvais faire partie de tous les groupes le temps d’une blague. »

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« L’amour à la dure »

Dans Trop noir, trop blanc, on retrouve l’humour décapant de ses spectacles. Son regard est drôle et grinçant sur les événements, sur lui-même et sur ses proches. Avec une mention particulière à sa savoureuse mère à qui il dédie cette biographie, et dont l’ombre traverse sa prose jusqu’au dernier chapitre saisissant et ô combien émouvant.

Le livre commence par une scène où elle pousse d’un véhicule en marche un Trevor de 9 ans, à moitié endormi. Le geste paraît cruel mais, en maître conteur, il dévoile lentement l’explication. Deux hommes ont pris la mère, Trevor et son petit frère dans leur minibus, qui fait office de transport en commun. Il n’y a pas d’autres passagers. Le conducteur et son comparse, armés, deviennent agressifs, traitent sa mère de femme de mauvaise vie et s’apprêtent au pire. Cette poussette leur a, en fait, sauvé la vie.

La police ne t’aime pas

Trevor Noah dresse le portrait d’une mère en monstre de tendresse. « Monstre­ » parce qu’elle pratique « l’amour à la dure ». Elle explique à son fils : « La police ne t’aime pas. Quand je te mets une raclée, c’est parce que j’essaie de te sauver. Quand ils te mettent une raclée, c’est qu’ils essaient de te tuer. »

À force de courses-poursuites, Trevor Noah compare leur relation à celle de Tom et Jerry. Cette femme est aussi celle, admirable, qui a su tracer à son fils des horizons hors des assignations de la société sud-africaine. « Elle refusait de se laisser brider par l’idée absurde que les Noirs ne devaient ou ne pouvaient pas faire ce qu’ils voulaient. »

Même au creux des pires difficultés financières, elle l’amène voir des grandes maisons dans des quartiers blancs, à la patinoire, au cinéma plein air, dans de grandes virées…

« Test du stylo »

On connaît le caractère raciste, discriminatoire, violent et meurtrier de l’apartheid. Dans ce livre, on le vit. Et on découvre les confins de son absurdité quand il catégorise les Japonais comme Blancs et les Chinois comme Noirs, quand il classe arbitrairement en fonction du « test du stylo » : si un stylo tient dans vos cheveux, vous aurez plus de chances d’être considéré comme Noir…

Le système est ubuesque autant qu’il est atroce, en témoignent mille anecdotes. Même après la fin officielle de l’apartheid, on voit comment une société, jadis légalement hiérarchisée en fonction des races, peut engendrer des inégalités structurelles persistantes. Un constat qui peut faire écho à l’histoire de beaucoup de pays anciennement colonisateurs.

On n’en dira pas plus sur les épisodes incroyables qui ont jalonné l’existence de Trevor Noah, jusqu’aux portes de la prison, et ceux de sa mère, miraculée après avoir reçu une balle au visage. Personne ne saura les rendre aussi justement que l’auteur.

Si Trevor Noah se moque de l’obsession de la couleur, on se laisse embarquer avec bonheur par les 50 nuances de son humour. Au-delà de sa finesse d’esprit, dont les connaisseurs le savent généreusement pourvu, on découvre un auteur à part entière.

Plus qu’une simple biographie, Trop noir, trop blanc est aussi un formidable document sur l’Afrique du Sud de l’apartheid et post-apartheid. C’est une pépite où Trevor Noah se révèle comme un écrivain aussi exceptionnel que son destin.

Trop noir, trop blanc de Trevor Noah (éd. Hors d’atteinte, 342 pp, 21,50 €)

EXTRAIT

« J’ai grandi en Afrique du Sud sous l’apartheid, ce qui s’est avéré étrange parce que j’avais une famille métissée dont l’élément métis, c’était moi. Ma mère, Patricia Nombuyiselo Noah, est noire. Mon père, Robert, est blanc. Suisse-allemand, pour être précis, ce que les Suisses-Allemands sont invariablement. Pendant l’apartheid, l’un des pires crimes qui soient consistait à avoir un rapport sexuel avec une personne de l’autre race. Inutile de préciser que mes parents avaient commis ce crime. »

UN PEU D’HISTOIRE…

1910 : mise en place de lois ségrégationnistes dans le cadre de la Colour Bar (barrière de couleur) instaurée dans l’ensemble des colonies britanniques qui réglemente les relations interraciales.

1948 : accession au pouvoir du Parti national afrikaner et institution de l’apartheid.

1959 : création des bantoustans, entités territoriales où sont confinées les populations noires.

1962 : arrestation de Nelson Mandela, leader de l’ANC (Congrès national africain).

1990 : libération de Nelson Mandela après vingt-sept années de prison.

1991 : abolition des dernières lois ségrégationnistes.

1994 : Nelson Mandela est élu président de la République d’Afrique du Sud, à la suite des premières élections générales multiraciales.

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