Che Guevara : lettres du Congo

En exclusivité, « Jeune Afrique » vous propose des extraits de la correspondance d’Ernesto Guevara, publiée le 4 novembre prochain par les éditions Au diable vauvert sous le titre « Je t’embrasse avec toute ma ferveur révolutionnaire ».

Vue de Luvungi, dans l’est de la RDC, à travers la vitre arrière d’un véhicule arborant un auto-collant à l’effigie du Che, en 2015. © FEDERICO SCOPPA/AFP

Vue de Luvungi, dans l’est de la RDC, à travers la vitre arrière d’un véhicule arborant un auto-collant à l’effigie du Che, en 2015. © FEDERICO SCOPPA/AFP

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Publié le 28 octobre 2021 Lecture : 6 minutes.

Le titre, Je t’embrasse avec toute ma ferveur révolutionnaire, Lettres 1947-1967, exprime l’intention du livre exceptionnel que publient les éditions Au diable vauvert en novembre (464 pages, 23 euros). Mêlant l’intimité du « Je t’embrasse » aux dimensions publiques et historiques de la « ferveur révolutionnaire », la phrase résume l’essence de la correspondance entretenue, pendant 20 ans, par le guérillero et intellectuel argentin Ernesto Guevara, jusqu’à sa mort le 9 octobre 1967, en Bolivie.

« Cette sélection de lettres dévoile le côté intime de l’homme que mon père était », écrit sa fille, Aleida Guevara, dans son introduction au recueil conçu par Maria Del Carmen Ariet Garcia et Disamis Arcia Muñoz (avec une traduction d’Antoine Martin). L’ouvrage, qui se dévore, est découpé en quatre parties : Lettres de jeunesse (1947-1956), Lettres de Combat (1956-1959), Lettres du dirigeant politique (1959-1965) et Lettres de solidarité internationale (1965-1967). Les férus d’histoire s’intéresseront tout particulièrement à la missive adressée à Fidel Castro, le 26 mars 1965, dans laquelle le Che se livre à une analyse profonde et personnelle de la situation cubaine.

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Meneur indiscutable

Une autre lettre attire aussi particulièrement l’attention, c’est celle qu’il adresse le 12 avril 1960 à l’écrivain argentin Ernesto Sabato et dans laquelle il décrit longuement le líder maximo, « possesseur d’un gigantesque pouvoir agglutinant pour notre peuple », « meneur indiscutable qui gomme toutes les divergences et détruit par sa désapprobation ».

Ernesto Guevara (dr.) avec sa femme Aleida March (g.), le jour de leur mariage à La Havane, le 2 juin 1959, quelques mois après l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro à Cuba.
ARCHIVO FAMILIAR/AFP

Ceci étant dit, Je t’embrasse avec toute ma ferveur révolutionnaire mérite aussi la lecture pour les talents d’écriture d’Ernesto Guevara, son humour tranchant et vif, sa tendresse pour ceux qu’il aime. À sa compagne Aleida March, réputée fort jalouse, il ose ainsi envoyer cette missive : « Je ne peux pas écrire beaucoup, car le temps manque. Seulement te dire que j’ai acheté un kimono magnifique. Il a un attrait vraiment spécial pour moi, parce qu’il appartenait à une geisha qui m’a offert ses charmes. »

Parfois même, son humour peut-être cruel. À la naissance de sa fille Hilda, en février 1956, il écrit ainsi : « La gosse est assez laide, mais il suffit de la regarder pour constater qu’elle est différente de tous les enfants de son âge. Elle pleure quand elle a faim, elle se pisse dessus avec constance… la lumière la dérange et elle dort presque tout le temps. Pourtant, il y a quelque chose qui la distingue immédiatement de tous les autres gamins : son papa s’appelle Ernesto Guevara. »

Parmi les lettres de solidarité internationale, plusieurs concernent l’expédition congolaise du Che et son échec. En exclusivité avant la parution du livre, le 4 novembre prochain, nous en publions deux extraits ci-dessous.

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À Aleida March, depuis le Congo

Mon unique au monde,

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(Je l’ai emprunté au vieil Hikmet)

Quel miracle tu as réussi avec ma pauvre et vieille carapace ? Je ne m’intéresse plus au baiser réel et je rêve des concavités dans lesquelles tu m’accueillais, de ton odeur et de tes caresses frustres et rustiques.

Ici, c’est comme une autre Sierra Maestra, mais sans la saveur de la construction, ni encore moins la satisfaction de la sentir mienne.

left;" align="JUSTIFY">Ta crainte que je sois tué est aussi infondée que ta jalousie

Tout se déroule à un rythme très lent, comme si la guerre était constamment remise à après-demain. Pour l’instant, ta crainte que je sois tué est aussi infondée que ta jalousie.

Mon travail se partage entre l’enseignement du français à plusieurs classes par jour, l’apprentissage du swahili et la médecine. Dans quelques jours, je vais commencer un travail sérieux, mais en mode d’entraînement. Une sorte de Minas del Frio [camp d’entraînement à Cuba pendant la révolution, NDLR], celle du temps de la guerre, pas celle que nous avons visité ensemble.

Donne un baiser bien soigné à chaque enfant (à Hildita aussi).

Fais-toi faire une photo avec eux et envoie-la moi. Une pas trop grande, et une autre petite. Apprends le français, plutôt que les soins infirmiers, et aime-moi.

Un ample baiser, comme de retrouvailles.

Je t’aime.

Tatu.

À Fidel Castro,

Congo, le 5 octobre 1965

[…]

Dans mes précédentes lettres, je vous demandais de ne pas m’envoyer beaucoup d’hommes, à part des cadres. Je vous disais qu’il n’y avait pratiquement pas besoin d’armes ici, à part quelques modèles spéciaux. Au contraire, les hommes armés sont en surnombre et il manque de soldats. Je vous prévenais spécialement de la nécessité de ne lâcher l’argent qu’au compte-goutte et après des demandes réitérées. Rien de tout ça n’a été pris en compte. Tous ces plans pharamineux nous mettent en danger de discrédit international et peuvent me placer dans une situation très difficile.

Je connais suffisamment Kabila pour ne me faire aucune illusion sur lui

J’en viens aux explications :

Soumaliot [Gaston Soumaliot (1922-2007), proche de Patrice Lumumba, il fut ministre de la Défense du gouvernement de la République populaire du Congo pendant la rébellion Simba (1961-1964)] et ses camarades vous ont mené en très gros bateau. Il serait fastidieux d’énumérer la quantité de bobards qu’ils ont enfilés. Voyons plutôt comment expliquer la situation actuelle grâce à la carte ci-jointe. Il y a deux zones où l’on peut dire que quelque chose comme une révolution organisée existe : la zone où nous sommes basés et une partie de la province du Kasaï où se trouve Mulele, mais qui reste une grande inconnue. Dans le reste du pays, on trouve seulement des bandes non connectées qui survivent dans la forêt. Ils ont tout perdu sans combattre, comme ils ont perdu Stanleyville. Mais ce n’est pas encore le plus grave.

Le pire est l’état d’esprit qui règne entre les groupes de cette zone, la seule en contact avec l’extérieur. Les dissensions entre Kabila et Soumaliot sont de plus en plus sérieuses et ils les prennent mutuellement comme prétexte pour livrer des villes sans combattre. Je connais suffisamment Kabila pour ne me faire aucune illusion sur lui. Je ne peux pas en dire autant de Soumaliot, mais j’ai quand même quelques doutes, à cause du chapelet de mensonges qu’il nous a servis, du fait qu’il ne se donne pas la peine de venir sur ces terres oubliées de Dieu, des cuites fréquentes qu’il prend à Dar es-Salam, où il vit dans les meilleurs hôtels, et le genre d’alliés qu’il a ici contre l’autre groupe [note du Che : l’histoire des cuites m’est revenue par des sources de l’autre camp. Il semblerait qu’elle ne soit pas vraie].

Ce n’est pas d’hommes valables dont nous avons besoin, mais de surhommes

Ces jours-ci, un groupe de l’armée tshombiste a débarqué dans la zone de Baraka, où un état-major loyal à Soumaliot dispose de la bagatelle de mille hommes armés, et a investi cette position éminemment stratégique sans quasiment combattre. Ils se disputent maintenant pour savoir à qui en revient la faute, à ceux qui n’ont pas combattu ou à ceux de la base du Lac, qui ne leur ont pas envoyé assez de munitions. Le fait est qu’ils ont couru honteusement comme des lapins, abandonnant dans le marécage un canon de 75 millimètres sans recul et deux mortiers de 82. Tous les servants des ces armes ont disparu et on me demande maintenant des Cubains pour les récupérer où qu’elles soient (on ne sait pas bien) et monter au combat avec. Fizi se trouve à 36 kilomètres et ils ne font rien pour la défendre. Ils ne veulent même pas creuser des tranchées sur le seul chemin d’accès entre les montagnes. Cela donne une vague idée de la situation. À propos de la nécessité de bien choisir les hommes et de ne pas m’en envoyer un trop grand nombre, tu m’assures, par la voix de l’émissaire, que ceux qui se trouvent ici sont valables. Je suis certain qu’ils le sont en majorité, ou ils auraient pris la poudre d’escampette depuis longtemps. Mais il ne s’agit pas de ça. La question, c’est qu’il faut vraiment avoir la tête froide pour supporter les choses qui se passent ici. Ce n’est pas d’hommes valables dont nous avons besoin, mais de surhommes. […]

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