Thierry Pairault : « Sur la Chine, les Africains ont perdu une part de leurs illusions »

L’ACTU VUE PAR… Chaque samedi « Jeune Afrique » invite une personnalité à décrypter un sujet d’actualité. À la veille du sommet Afrique-Chine, organisé à Dakar, les 29 et 30 novembre, l’économiste et sinologue français Thierry Pairault analyse l’état des relations entre les deux parties.

L’Arène nationale, à Dakar, est le plus grand projet d’aide de la Chine au Sénégal. © Li Yan / XINHUA via AFP

L’Arène nationale, à Dakar, est le plus grand projet d’aide de la Chine au Sénégal. © Li Yan / XINHUA via AFP

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Publié le 27 novembre 2021 Lecture : 5 minutes.

La présence russe se fait de plus en plus visible au Sahel, la Turquie cache de moins en moins ses ambitions, les État-Unis tentent, après la parenthèse Trump, de se refaire une image auprès des dirigeants africains… La 8e édition du Forum sur la coopération sino-africaine (Focac), organisé à Dakar, s’ouvre dans un contexte compliqué par les contraintes sanitaires, et ne peut qu’attirer l’attention et susciter des questions.

Où en sont les grands projets et les milliards d’investissements annoncés lors de l’édition de 2018 ? Comment le durcissement observé dans la politique du président Xi Jinping se traduit-il dans la diplomatie du pays ? L’image du géant asiatique sort-elle écornée par la pandémie du Covid, ou au contraire renforcée ?

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Directeur de recherche au CNRS et à l’EHESS, l’économiste et sinologue français Thierry Pairault est l’un des meilleurs connaisseurs des relations entre Pékin et le continent. Mobilisant aussi bien les ressources de l’économie que de la sociologie, de la géographie ou des sciences politiques, il est bien placé pour dresser un état des lieux à la veille du sommet, et de proposer des hypothèses sur ce qui peut en ressortir.

Jeune Afrique : Le 8e Forum sur la coopération sino-africaine (Focac) débute ce lundi à Dakar. Faut-il s’attendre à des annonces majeures ?

Thierry Pairault : C’est assez difficile à anticiper. Bien sûr il y aura des annonces, de nouvelles lignes de crédit. Telle que cela se présente, il semble y avoir une grosse attente côté africain. Mais je pense qu’elle n’est pas aussi forte côté chinois. Il ne faut pas oublier que sur le plan économique, le continent ne représente pas grand-chose pour les Chinois. C’est 3 % de leur commerce extérieur. Bien sûr, au niveau géopolitique, c’est différent. L’Afrique ce sont 54 voix à l’Assemblée générale de l’ONU et Pékin a tout intérêt à s’attacher ces pays.

Thierry Pairault, sinologue français spécialiste des relations Chine-Afrique, le 6 novembre 2019 à Paris. © Vincent FOURNIER/JA

Thierry Pairault, sinologue français spécialiste des relations Chine-Afrique, le 6 novembre 2019 à Paris. © Vincent FOURNIER/JA

Qu’est-ce qui a changé depuis le Forum précédent, qui s’était tenu en Chine en 2018 ?

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À mon sens, le changement porte surtout sur l’attitude des pays africains. Ces deux dernières années n’ont pas été particulièrement fastes pour la Chine sur le continent. Il y a eu beaucoup de couacs durant la période Covid, des promesses faites mais pas forcément tenues. Jack Ma a été le premier à distribuer des masques, et a disparu parce qu’il empiétait sur la diplomatie officielle… Beaucoup de pays ont aussi réalisé qu’ils avaient du mal à assumer le service de la dette contractée auprès des banques chinoises. Tout ça n’a absolument pas remis en cause le fait de travailler avec la Chine, on n’est pas dans le rejet, mais je crois que certaines illusions se sont perdues.

De quelles illusions parlez-vous ?

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Je crois que plusieurs pays africains ont compris qu’ils avaient surestimé ce que la Chine voulait et pouvait leur donner. Par exemple, lors du Focac de 2018, Pékin avait annoncé 60 milliards de lignes de crédit pour les entreprises chinoises opérant en Afrique. On n’avait plus aucune nouvelle jusqu’à ce que, tout récemment, une diplomate chinoise indique qu’à ce jour, 70 % de ces crédits ont effectivement été engagés – ou qu’il est prévu qu’ils soient engagés.

Économiquement, ça ne veut rien dire. Par contre politiquement, le fait de communiquer sur le sujet est peut-être un signe que la Chine a compris qu’on allait commencer à lui demander des comptes. À mon sens, c’est la nouveauté : les pays africains ont perdu une part de leurs illusions sur le rôle de la Chine, et ont compris qu’il existait d’autres partenaires vers lesquels ils pouvaient se tourner. La grande question reste de savoir si Pékin a perçu ce changement et va en tenir compte.

À propos d’autres partenaires, la visite du secrétaire d’État américain Antony Blinken à Dakar, quelques jours avant le début du Focac, est-elle un hasard ?

C’est évidemment volontaire et je dirais que c’est de bonne guerre. Antony Blinken a assez bien joué, sans être trop théâtral, sans en faire trop, en distillant quelques phrases qui visaient la Chine, sans jamais la citer explicitement. L’attribution aux Américains du chantier de l’autoroute Dakar-Saint-Louis est aussi un signe que l’attitude des pays africains a changé, qu’ils ont compris qu’ils avaient plusieurs partenaires possibles.

La relative montée en puissance de la Russie dans certains pays, en particulier au Mali, est-elle aussi un signe que la concurrence se durcit pour Pékin ?

Le signal est le même : cela montre aux Africains qu’ils peuvent se tourner vers d’autres fournisseurs. La Russie pour les armes, oui, mais aussi la Turquie pour les travaux d’infrastructures, l’Inde… Ça montre tout simplement qu’il n’y a pas que la Chine.

En 2018, les nouvelles routes de la soie voulues par Xi Jinping avaient été au cœur des discussions. Pensez-vous que ce sera encore le cas à Dakar ?

C’était en effet la stratégie dominante à l’époque et je ne pense pas que cela ait fondamentalement changé. En 2018, la question de ces routes était même plus importante que le Focac lui-même. Tous les pays voulaient participer, être partie prenante de ce mouvement économique global.

Mais en ce qui concerne l’Afrique, je suis tenté d’ajouter que là encore on est dans une forme d’illusion : sur la partie terrestre du projet, le continent n’est tout simplement pas concerné, et sur la partie maritime il n’est que relativement marginal. Si vous regardez la liste des pays officiellement inclus, il n’y a que l’Égypte, qui pour les Chinois ne fait d’ailleurs pas partie de l’Afrique.

Cette question des grands projets renvoie à celle de l’endettement, qui est venu empoisonner en partie les relations de certains pays avec la Chine. Les positions ont-elles bougé sur le sujet ?

Chaque fois qu’on parle de dette, il y a beaucoup d’affect dans la discussion alors que la dette n’est pas un problème en soi. Si le prêteur et l’emprunteur ont réfléchi en amont aux conditions du remboursement et à la rentabilité du projet, il n’y a pas de problème. Mais il faut y avoir réfléchi et, malheureusement, la Chine n’a pas joué son rôle de conseil en la matière. S’il faut soixante-dix ans pour rentabiliser une ligne de chemin de fer, et que le remboursement est prévu sur dix ans, par exemple, il y a un problème.

Sur ces questions comme sur les autres, le Focac de Dakar est-il susceptible de donner une nouvelle impulsion à la relation sino-africaine ?

Rien ne permet de le dire. J’attends de voir si la prise de conscience de la situation par les pays africains a été entendue du côté de Pékin. Mais sincèrement je suis sceptique. Depuis deux ans, les Chinois ont perdu la face sur certains sujets et, en général, leur attitude consiste plus à se bloquer qu’à se remettre en question.

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