Tidjane Thiam : « J’ai toujours tout fait pour aider la Côte d’Ivoire et je continuerai »

L’ACTU VUE PAR. Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter des sujets d’actualité. Grand invité de l’économie RFI/Jeune Afrique, l’investisseur ivoiro-français livre son analyse aussi économique que politique.

Tidjane Thiam, le 2 décembre 2021 dans les studios de RFI. © FRANÇOIS GRIVELET POUR JA

Tidjane Thiam, le 2 décembre 2021 dans les studios de RFI. © FRANÇOIS GRIVELET POUR JA

Julien_Clemencot

Publié le 4 décembre 2021 Lecture : 10 minutes.

À 60 ans, débarrassé des contraintes que supportent les grands patrons d’entreprises cotées, l’Ivoiro-Français Tidjane Thiam a retrouvé sa liberté de parole. L’ancien directeur général de Crédit Suisse partage son temps entre le management de son fonds d’investissement, Freedom, qui a levé 345 millions de dollars en mars, et de multiples engagements, notamment au service du continent. À l’appel du président sud-africain, Cyril Ramaphosa, il est devenu en 2020 envoyé spécial de l’Union africaine pour participer avec d’autres experts à la riposte contre le Covid.

Grand invité de l’économie RFI/Jeune Afrique ce samedi, Tidjane Thiam, ancien ministre et peut-être futur candidat à l’élection présidentielle ivoirienne de 2025, livre son analyse sur la pandémie, le défi de la production de vaccins en Afrique, et l’attente suscitée par l’appui du FMI. Quelques jours après la tenue du Focac, le sommet Afrique-Chine, à Dakar, il rappelle aussi l’importance du partenariat avec Pékin pour le développement du continent et celle de la stabilité des institutions démocratiques, alors que plusieurs coups d’État se sont déroulés récemment sur le continent. Un message économique forcément très politique.

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Jeune Afrique : Le dernier variant du Covid-19, Omicron, a été détecté en Afrique de l’Ouest. Êtes-vous inquiet ?

Tidjane Thiam : Oui, cela m’inquiète. Depuis le début, le Covid est une tragédie sur le plan humain pour toute la planète, mais aussi particulièrement pour l’Afrique, car elle est intervenue à un moment où le continent allait bien.

La pandémie est arrivée à la fin d’une période de dix ans de progrès continus, où l’on voyait l’Afrique commencer à émerger, avec un PIB en forte croissance. Au premier trimestre de 2020, le Covid est venu casser cette dynamique, dans un contexte où nos États ont relativement peu de moyens. On a vu tous les pays développés faire fi de l’orthodoxie financière et développer des déficits sans précédents pour faire face à la crise et l’Afrique n’a malheureusement pas pu développer les mêmes instruments.

Il n’y aura pas de vraie générosité sur les vaccins. Il faut développer une capacité de production locale

Pas de panique, dit néanmoins le Centre de prévention et de contrôle des maladies de l’Union africaine…

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Absolument. C’est une attitude que j’ai dans la vie de manière générale : la panique n’arrange jamais rien, quels que soient les défis auxquels nous sommes confrontés. Les chercheurs savent très peu de choses sur ce variant. La première priorité, c’est de comprendre. On pense qu’il est plus transmissible, peut-être moins létal. Comment réagit-il aux vaccins ?

Cette question de la vaccination me chagrine depuis le début. On a vu son impact positif dans les pays développés. Le fait que l’on n’arrive pas à développer la vaccination en Afrique est une double tragédie. Cela coûte des vies humaines et permet à des variants d’apparaître. Omicron ne sera pas le dernier, et Omicron est une menace pour le monde entier.

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Êtes-vous optimiste sur la production de vaccins sur le continent ?

Oui. Il y a une vraie volonté de développer une capacité de production locale, car c’est la seule solution pour apporter une réponse vaccinale en Afrique. Il est illusoire de penser qu’il y aura une vraie générosité sur les vaccins. Le fonctionnement des systèmes politiques ne le permet pas. Aucun chef d’État ne sera pardonné par sa population s’il y a des morts chez lui parce qu’il a accepté de donner des vaccins à un autre pays.

Le président chinois, Xi Jinping, a promis un milliard de doses lors du sommet Afrique-Chine…

Oui, car la Chine a vacciné sa population, donc elle est en position de le faire. C’est une très bonne chose. Mais la seule manière de contrôler son destin est d’avoir une capacité de production de vaccins. L’Afrique du Sud, le Sénégal et le Rwanda sont impliqués dans des discussions. C’est un sujet complexe, car la production du vaccin repose sur un processus sophistiqué. D’après ce que j’entends, ce sera envisageable d’ici 12 à 18 mois.

Il ne paraît pas très juste que l’Afrique du Sud soit punie pour s’être bien conduite

Après l’annonce de la découverte du variant en Afrique du Sud, beaucoup de pays ont suspendu les vols vers l’Afrique australe. Le président Cyril Ramaphosa dénonce une double peine pour son pays. Pouvait-on faire autrement ?

Il faut saluer le sens des responsabilités des Sud-Africains : le fait qu’ils aient identifié le variant et qu’ils l’aient fait savoir… Ils ne sont pas naïfs, ils savaient que cela pouvait avoir des conséquences négatives pour eux-mêmes.

Il y a une réflexion à mener, car il y aura d’autres situations de ce type. Cela ne peut venir que d’un dialogue entre les pays africains et développés pour définir quelques règles du jeu. Il ne paraît pas très juste que l’Afrique du Sud soit punie pour s’être bien conduite.

Combien de temps l’Afrique va-t-elle devoir attendre pour bénéficier des droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI, qui vont lui donner les moyens de relancer ses économies ?

J’ai eu une réunion lundi où j’ai posé la même question. Il y a plusieurs volets. La réallocation des DTS via le fonds pour la réduction de la pauvreté et la croissance du FMI (FRPC) est prête. On parle de 33 milliards de dollars. Il y a des idées pour obtenir davantage, mais 33 milliards feront déjà une différence à l’échelle de l’Afrique.

L’ensemble des États ont privilégié la coopération plutôt que la compétition pour gérer la pandémie. Que pensez-vous du projet de Zone de libre-échange économique africaine (Zlecaf), dont la mise en œuvre dépend de la bonne collaboration des pays africains ?

Tout ce qui est de nature à amener les pays à coopérer, je le vois de manière positive. J’adore l’Histoire. C’est la Seconde Guerre mondiale qui a convaincu les Européens de l’importance de l’alliance franco-allemande, qui a abouti à la Communauté européenne du charbon et de l’acier, puis à l’Union européenne. Si l’Afrique peut s’unir sans un traumatisme de cette échelle, ce ne sera pas mal. Cessons d’être aussi sévère avec l’Afrique.

Alors que le Focac vient de s’achever, les dirigeants et les peuples africains n’ont-ils pas évolué dans la perception de leur relation avec la Chine, en réalisant qu’elle ne peut pas être la solution à tous les problèmes ?

C’est une question complexe. Je suis allé en Chine pour la première fois en 1984. J’ai travaillé une grande partie de ma carrière sur leur économie. Avec environ 15 000 milliards de dollars, leur PIB est comparable à celui de l’UE et représente la moitié de celui des États-Unis. Cela met les choses en perspective. Quoi que l’on fasse, la Chine est un acteur absolument incontournable dans l’économie mondiale.

La manière dont les Chinois font les choses me donne confiance. C’est une approche rationnelle

Elle réfléchit depuis très longtemps à sa stratégie et a ciblé l’Afrique. Les échanges sont passés de quasiment zéro en 2000 à environ 200 milliards de dollars aujourd’hui. Pékin est désormais le premier partenaire commercial du continent. La question de savoir s’il faut traiter avec la Chine a donc été tranchée. Maintenant, il faut répondre à celle des modalités, du comment.

Tout le monde apprend. Les puissances occidentales ont elles-mêmes beaucoup appris. Il est facile de pointer du doigt la Chine. Elle est dans un processus d’apprentissage. Personne n’arrive en sachant tout. Ce que j’observe, c’est qu’ils sont flexibles. L’accord sur la dette, obtenu lors du G20, nous ne l’aurions pas obtenu sans Pékin. Le dossier du Tchad est engagé, celui de l’Éthiopie viendra, et il y aura ensuite celui de l’Angola…

La volonté de la Chine d’être un acteur du développement en Afrique est une orientation de long terme. La manière dont ils font les choses me donne confiance. C’est une approche rationnelle. Sur la dette, beaucoup ont été très surpris que les Chinois acceptent de la restructurer. Jusque-là, ils ne le voulaient pas. Je crois en la compétition. Avoir des choix dans les sources de financement des projets est une bonne chose pour le développement africain.

Beaucoup d’observateurs du continent utilisent le niveau d’endettement des pays comme indicateur de la bonne santé de leurs économies. Quand il dépasse un certain niveau – 60, 70, 80% du PIB –, elles seraient malades. Partagez-vous cette analyse ?

Nous sommes trop focalisés sur cette question de la dette, et pas assez sur celle de la croissance. La dette, ce n’est ni bon, ni mauvais. Tout dépend ce que l’on en fait. La dette, pour consommer, c’est mauvais. Pour investir, c’est bon.

Il y a beaucoup à dire. Mais il y a d’abord un sujet autour de la mobilisation des ressources internes. La technologie donne la possibilité de faire aujourd’hui des choses inenvisageables hier. Le Mexique a digitalisé sa collecte de taxes, ce qui a permis au ministère des Finances de réduire la fraude fiscale de 60 %. C’est un moyen d’augmenter les revenus de l’État sans augmenter l’impôt. Le Bénin est en train de mettre en place ce système, le Maroc y songe, l’Afrique du Sud également.

Le deuxième sujet, c’est d’utiliser la démographie de manière positive. C’est ce que fait l’Angleterre en utilisant les fonds de retraite pour mobiliser des capitaux et investir sur le long terme.

L’idée que les Africains ont un gène antidémocratique est insultante, mais il faut extirper la violence

Fin 1999, le coup d’État du général Gueï vous a contraint à quitter la Côte d’Ivoire. Cela reste pour vous une profonde blessure. Que ressentez-vous face aux coups d’État au Mali, en Guinée, au Soudan ? Comment analyser ces épisodes, qui semblent à chaque fois ramener l’Afrique en arrière ?

J’hésite. On peut certainement débattre de ça. Je suis viscéralement contre la violence. Est-ce que le régime auquel j’appartenais en 1999 était parfait ? Non. J’ai dit aux partenaires occidentaux, qui ont reconnu le régime à l’origine du coup d’État : « Si, à chaque fois qu’il y avait dans un pays développé un chef de gouvernement qui ne fait pas l’affaire ou qui n’est pas assez compétent, cela devait se résoudre par la force, ce serait l’instabilité chronique partout ». La force de la démocratie se mesure quand il y a un régime où un chef n’est pas parfait. Comment reste-t-on dans l’État de droit et trouve-t-on les moyens démocratiques pour organiser une alternance ?

Je pense que les coups d’État ne sont pas une bonne chose. Malheureusement, il y a des circonstances extrêmes qui font qu’ils se produisent. À long terme, cela conduit à des reculs. Une des raisons pour lesquelles je me suis retiré de la politique en Côte d’Ivoire, c’est que je voyais arriver des acteurs qui considèrent que la violence est un moyen d’action politique légitime.

La démocratie peut-elle convenir à l’Afrique ?

L’idée que les Africains ont un gène antidémocratique est insultante et inadmissible, mais il faut extirper la violence. Avant, on disait que la Côte d’Ivoire était la patrie du dialogue. Moi, j’y crois. Je n’ai jamais refusé de parler à qui que ce soit. Cela demande de la force. La solution la plus facile, c’est de recourir à la violence et de tuer des innocents.

La présidentielle ivoirienne ? Reposez-moi la question en 2025

En 2025, il y aura une échéance importante en Côte d’Ivoire. Vous êtes attendu, vous avez des supporters, vous leur parlez via les réseaux sociaux… L’élection présidentielle vous intéresse-t-elle ?

Je suis très attaché à la Côte d’Ivoire. Je suis quotidiennement en contact avec des personnes issues de toutes les couches de la société, de toutes les régions. J’ai toujours tout fait pendant ma carrière pour aider mon pays natal. Je continuerai. Je suis très attaché à ce qui touche les Ivoiriens. Les seules circonstances pour lesquelles j’ai pris la parole l’an dernier, c’est quand j’ai eu le sentiment qu’il pouvait y avoir des pertes de vies humaines. Je ne tolère pas la violence. C’est moralement condamnable et cela ne marche pas. C’est mon combat.

Pour le reste, je fais ce que je peux dans ma sphère de compétences, qui est l’économie, pour faire avancer les choses. Mais je vais répondre à votre question : reposez-moi la question en 2025.

La politique française en Afrique vous apparaît-elle être la bonne ?

Je resterai, dans ma réponse, au niveau des principes. L’Afrique a des capacités intellectuelles et humaines réelles. Lorsqu’on veut traiter avec elle, il faut écouter les Africains, et voir comment il est possible de les aider à atteindre les objectifs qu’ils se sont eux-mêmes fixés. Je dirais la même chose aux États-Unis ou à la Chine. Les Africains sont comme les autres. Je suis contre les théories sur la spécificité africaine.

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