« Senghor a posé les bases des alternances démocratiques au Sénégal »

Décédé le 20 décembre 2001, le président Léopold Sédar Senghor aura marqué durablement le monde francophone des idées et de la culture, ainsi que l’édification de la démocratie dans son pays. Le journaliste Ibou Fall, qui lui consacre une biographie, revient sur cet homme d’État atypique, qui aura renoncé de lui-même au pouvoir en cours de mandat.

L’ancien président sénégalais,  Léopold Sédar Senghor , le 10 mai 1985. © FRANK PERRY/AFP

L’ancien président sénégalais, Léopold Sédar Senghor , le 10 mai 1985. © FRANK PERRY/AFP

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Publié le 20 décembre 2021 Lecture : 7 minutes.

Sur un continent abonné aux mandats présidentiels illimités et autres coups d’État à répétition, l’exemple que Léopold Sédar Senghor a légué reste emblématique. Le 31 décembre 1980, alors que son cinquième mandat courait jusqu’en 1983, le président sénégalais annonce sa démission après avoir exercé le pouvoir depuis l’indépendance, en avril 1960.

Son Premier ministre de l’époque, Abdou Diouf, le remplace jusqu’à la fin de son mandat. Senghor fait ses valises et rejoint la France, où il passera en Normandie – région d’où est originaire la famille de son épouse française, Colette – les vingt dernières années de sa vie. C’est là, à Verson (Calvados), qu’il s’est éteint le 20 décembre 2001, il y a tout juste vingt ans, avant d’être inhumé à Dakar, au cimetière catholique de Bel-Air.

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Chantre de la négritude aux côtés, notamment, d’Aimé Césaire et de Léon-Gontran Damas, avec qui il fonda en 1935 la revue contestataire L’Étudiant noir, Léopold Sedar Senghor s’illustrera ensuite par sa francophilie assumée, à l’heure des indépendances, désireux de conserver un lien privilégié avec l’ancienne puissance coloniale plutôt que de couper franchement le cordon ombilical. Au point de déporter dans un bagne du Sénégal oriental, pendant plusieurs années, son Premier ministre Mamadou Dia, adepte d’une vision intransigeante de l’indépendance, mâtinée de socialisme, et trois autres de ses ministres.

Une posture qui lui vaut une réputation mitigée sur le continent et dans la diaspora où, du fait de son approche fort conciliante avec Paris, il écoperait sans doute aujourd’hui du surnom péjoratif de « Bounty » (Noir à l’extérieur, Blanc à l’intérieur).

Senghor a choisi de retenir ce que la France avait apporté au Sénégal afin d’en faire un atout plutôt qu’un handicap

Vieux briscard de la presse sénégalaise – notamment satirique -, Ibou Fall vient de consacrer un ouvrage à cet homme complexe, à la fois despote éclairé (durant les années qui ont suivi l’indépendance) et père fondateur de la démocratie sénégalaise (du parti unique au multipartisme intégral), poète enraciné dans la culture sénégalaise et africaine, mais aussi académicien français à partir de 1983, militant de la négritude et Normand d’adoption, président catholique d’un pays à 90 % musulman…

Si Senghor : sa nègre attitude (Forte impression SA, Dakar) n’élude pas les zones d’ombre du personnage, Ibou Fall se montre plutôt favorable à ce monument de l’histoire sénégalaise, à la fois culturelle et politique. Il revient pour Jeune Afrique sur la trajectoire ambivalente du président-poète.

Jeune Afrique : Êtes-vous parvenu à faire la part des choses entre Senghor l’Africain, chantre de la négritude, et Senghor le francophile, régulièrement accusé d’être demeuré le vassal de l’ancien colonisateur ?

Ibou Fall : Selon moi, Senghor avait raison quant à la démarche à adopter par rapport à la décolonisation et aux liens qu’il souhaitait maintenir avec la France. Il avait compris que nous avions des lacunes en ce qui concerne notre stature dans l’histoire et qu’une alternative se posait à nous à l’heure de la décolonisation : soit nous adoptions une posture guerrière en nous démarquant complètement de ce que la France avait pu nous apporter ; soit nous en faisions une rencontre, une forme de métissage. Senghor a choisi de retenir ce que la France avait pu apporter au Sénégal, afin d’en faire un atout plutôt qu’un handicap.

Grâce à lui, le Sénégal est à la fois une République et un pays stable depuis 1960

Par ailleurs, il a fait de la France son « Sénégal d’outre-mer ». Il a passé ses vingt dernières années entre la Normandie et le Quai Conti, siège de l’Académie française, à Paris, où il a été coopté en 1983. Autrement dit, il a représenté notre voix, notre identité, notre culture au sein même de la France conquérante.

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Il aurait donc forgé, en quelque sorte, une troisième voie entre colonisation et décolonisation ?

Au lieu de se poser en victime et de développer un complexe, il s’est à son tour montré conquérant. Le Sénégal moderne est issu du métissage entre la France, qui y a établi des comptoirs à partir du XVIIe siècle, et les royaumes autochtones qu’elle y a trouvés. Ce point d’impact entre deux mondes, deux civilisations, Léopold Sedar Senghor l’a transformé en une véritable nation. Le Sénégal est à la fois une République et un pays stable depuis 1960. Il a gardé de la France une partie de ce qu’elle lui a apporté tout en se construisant à partir de son identité propre. Senghor appelait cela « une nation sans coutures ».

Ses pires détracteurs se trouvent parmi ses successeurs

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Ses détracteurs critiquent toutefois cette approche très complaisante qu’il entretenait avec l’ancienne puissance coloniale…

Paradoxalement, je pense que ses pires détracteurs se trouvent parmi ses successeurs, en particulier son dauphin : Abdou Diouf. Pendant vingt ans, on a démoli son œuvre politique – on pourrait presque dire philosophique – et « désenghorisé » à tout va.

Sur cette terre de culture par excellence, dont il avait posé les fondations, on a déménagé l’École des arts ; on a transformé le Musée dynamique à Dakar en Cour de cassation ; on a marginalisé les artistes dont Senghor entendait faire une figure de proue de la « vitrine sénégalaise »…

Par ailleurs, on a sapé les bases du système scolaire, qui est devenu médiocre. On a cherché à « négrifier » par principe, alors que le Sénégal reste une République métisse.

Le parcours de Senghor recèle aussi des zones d’ombre, comme la mort jamais élucidée, en mai 1973, du jeune étudiant et militant gauchiste Omar Blondin Diop, déguisée en suicide alors qu’il avait manifestement été passé à tabac par ses geôliers, dans la prison de l’île de Gorée. Quel rôle a joué Senghor dans cette histoire tragique ?

À mes yeux, il s’agit d’une bavure. C’est vrai, Omar Blondin Diop a été tabassé à mort. D’après ce que j’en sais, Senghor avait beaucoup d’admiration pour ce jeune homme brillant qui était à l’époque une sorte de légende vivante en tant que premier étudiant sénégalais admis à l’École normale supérieure, en France. Comme je l’écris dans le livre, il n’était pas seulement brillant, mais éblouissant. Toutefois, comme la plupart des gens d’exception, il était aussi un électron libre, qui n’en faisait qu’à sa tête et a versé dans l’anarchisme.

Senghor a, je le crois, tout essayé pour le ramener dans ce qu’il considérait comme le droit chemin tant qu’il en était encore temps. Après l’expulsion d’Omar Blondin Diop par la France pour cause de militantisme, Senghor est ainsi intervenu auprès des autorités françaises pour que celles-ci lui permettent de revenir achever ses études.

Quitter le pouvoir alors qu’il n’avait jamais connu la défaite dans les urnes, c’est cela aussi qui l’a fait entrer dans la légende

Il n’en demeure pas moins qu’il est mort dans une cellule du fort d’Estrées, à Gorée, apparemment sous les coups de ses gardiens. Et que l’enquête au Sénégal a été sabotée afin de conclure à un suicide…

La veille de sa mort, le fameux ministre de l’Intérieur Jean Collin [Sénégalais d’origine française] est allé le rencontrer dans sa prison. D’après les rares témoignages existants, l’échange se serait mal passé. Je pense néanmoins que Senghor tenait Omar Blondin Diop pour un symbole de la réussite sénégalaise. On m’a confié qu’en apprenant sa mort, il serait resté prostré toute une journée, le regard tourné vers Gorée. Car pour lui, c’était une grande perte, un immense gâchis…

Comment expliquer alors que le régime ait bloqué de manière évidente toute enquête sérieuse sur les causes de la mort d’Omar Blondin Diop ?

Je ne pense pas que Senghor ou Collin ait donné l’ordre de le tuer. Mais ils ont effectivement couvert la bavure commise par les gardiens de la prison. Nous étions en 1973 et l’État couvrait ce genre d’agissements lorsqu’ils étaient commis par les forces de l’ordre.

Y a-t-il un déclic particulier qui vous a conduit à retracer le parcours de Senghor ?

Ce fut sans doute l’anniversaire de sa démission, le 31 décembre 1980, alors qu’il était à mi-mandat – il entendait passer la main et se consacrer à autre chose. Ce retrait volontaire, à 74 ans, préfigure à mes yeux les alternances qui ont suivi au Sénégal.

Léopold Sédar Senghor a posé les bases d’un État démocratique et il a su quitter le pouvoir élégamment. En 2000, son successeur, Abdou Diouf, ne pouvait donc pas faire moins que de reconnaître sa défaite face à Abdoulaye Wade et de s’en aller. Et Abdoulaye Wade, à son tour, a suivi son exemple en 2012.

Quitter le pouvoir alors qu’il n’avait jamais connu la défaite dans les urnes, c’est cela aussi qui l’a fait entrer dans la légende. Senghor était un homme du monde.

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