Mort de Desmond Tutu : l’Afrique du Sud a perdu sa vigie

Petit homme en soutane mauve, géant de la lutte pour les droits humains et l’égalité… L’archevêque du Cap est décédé chez lui, le 26 décembre, laissant derrière lui une vie de combats exemplaires.

L’archevêque anglican Desmond Tutu dans sa maison du Cap, le 6 mai 2019. © AP/SIPA

L’archevêque anglican Desmond Tutu dans sa maison du Cap, le 6 mai 2019. © AP/SIPA

Publié le 27 décembre 2021 Lecture : 10 minutes.

On ne pouvait dire de lui qu’il avait le physique d’un super-héros. « Frêle » est le mot qui revenait le plus souvent pour qualifier le petit gabarit de Desmond Tutu (1,68 mètre). Mais l’ancien archevêque du Cap puisait sa force dans la foi. Le corps près du sol, l’esprit tourné vers le Ciel. La soutane pour costume et le verbe comme glaive. Desmond Tutu, mort le 26 décembre, avait dédié sa vie à la défense des opprimés.

Ce jeune lecteur de Batman et Superman avait perfectionné son anglais en lisant des comics, selon sa biographe, Shirley du Boulay. Et le voilà, quelques décennies plus tard, devenu un héros pour tout un pays – même s’il restait l’ « incarnation du mal » aux yeux d’une certaine minorité blanche au pouvoir sous l’apartheid.

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Desmond Tutu n’est pas tombé du ciel. Il voit le jour le 7 octobre 1931 dans l’ancien village de Klerksdorp, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Johannesburg. Il mène ses premiers combats contre la maladie qui l’assaille dès l’enfance. Desmond Mpilo (« la vie ») Tutu, survit à la polio et à la tuberculose qui le cloue au lit pendant plus d’un an. Il tire profit de sa convalescence pour avaler les livres. Excellent élève, il obtient le titre de meilleur lecteur de sa classe.

L’éducation est une valeur cardinale chez les Tutu. Le père, Zachariah, dirige une école primaire tandis que la mère, Aletha, cuisine et fait le ménage dans une école. Comme son père, Desmond Tutu embrasse d’abord une carrière d’instituteur. Ce n’est pas le métier auquel il aspire : le manque d’argent l’a empêché de suivre les études de médecine dont il rêvait.

Dieu l’a « rattrapé par la peau du cou »

Desmond Tutu devient enseignant en 1954, au moment où le gouvernement s’attaque à l’éducation des Noirs. Le Bantu Education Act (1953) vise à maintenir un niveau d’enseignement très bas dans les bantoustans, territoires réservés aux Noirs. Face à la dégradation des conditions d’enseignement, Desmond Tutu abandonne rapidement l’éducation en guise de protestation. Il rejoint le séminaire en 1958 pour devenir pasteur anglican à l’âge de 27 ans. Après quelques tergiversations, Dieu l’a « rattrapé par la peau du cou », disait-il.

Desmond entame sa nouvelle vie aux côtés de Nomalizo Leah Tutu, celle qui est sa femme depuis 1955. Avec cette institutrice de formation, il forme un couple inoxydable qui s’aime jusqu’à renouer les liens du mariage en 2015 après 60 ans de vie commune. Quatre enfants naissent de cette union.

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La famille s’envole pour Londres en 1965. Desmond Tutu poursuit ses études théologiques au prestigieux King’s College. À l’annonce de sa mort, la très sérieuse institution n’a pas manqué de saluer la mémoire de son ancien élève et conférencier, un « conteur d’histoires et de blagues merveilleuses et inspirantes », « un tendre ami de la communauté du King’s ».

Aux avant-postes de la lutte pacifique

De retour en Afrique du Sud, le brillant Desmond Tutu gravit les échelons de l’Église anglicane et parcourt l’Afrique australe au gré des invitations. Botswana, Swaziland (désormais « eSwatini ») et Lesotho où il devient prêtre en 1976. Dans les montagnes de ce pays enclavé dans l’Afrique du Sud, il atteint les paroisses les plus reculées en circulant à dos de cheval, comme un symbole de sa détermination.

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Son sacerdoce ne l’éloigne pas des courants qui agitent l’Afrique du Sud. Il s’intéresse au Mouvement de la Conscience noire (Black Consciousness Movement) fondé par Steve Biko. Ce mouvement, proche du christianisme, prétend réveiller une population noire apeurée par des années d’oppression. En 1976, Desmond Tutu passe la nuit auprès de ces militants à King William’s Town dans le Cap-Oriental, au sud du pays. « Il était impressionné par l’idée que de jeunes gens s’opposent au gouvernement au moment où celui-ci était très vicieux », se remémore Mamphela Ramphele. Celle qui s’occupe aujourd’hui de la propriété intellectuelle de Desmond Tutu a été la compagne de Steve Biko, assassiné en détention le 12 septembre 1977. Pour ses funérailles, c’est Desmond Tutu qui dirige la messe lors d’une cérémonie funéraire historique devant 20 000 personnes.

Son engagement contre l’apartheid prend de l’ampleur lorsqu’il devient le premier secrétaire général noir du Conseil sud-africain des Églises en 1978. « Il était aux avant-postes pour défendre les populations opprimées », se souvient Mamphela Ramphele. « Il est devenu la voix prophétique qui s’est dressée et a dit au gouvernement de l’apartheid : « vous avez peut-être l’air puissant, mais le Dieu que nous prions l’est davantage. Tout ceci doit cesser. »

Desmond Tutu ne connaît pas le sort des partisans de la lutte armée. Le prêtre n’a jamais été un bagarreur

Tutu devient « la voix des sans voix ». Il est le dernier homme debout après les assassinats, les exils forcés et les emprisonnements qui se multiplient dans les rangs des combattants de la liberté. Nelson Mandela est en prison depuis 1962… S’il fait un court séjour en détention, en 1980 après une manifestation, Desmond Tutu ne connaît pas le sort des partisans de la lutte armée. Le prêtre n’a jamais été un bagarreur. Il partage avec Gandhi – longtemps résident en Afrique du Sud – un corps chétif et la philosophie de la non-violence.

« L’apartheid est une hérésie »

Sa stature d’homme d’Église fait bouclier face aux intimidations du régime de l’apartheid. Le gouvernement du Parti national se réclame du christianisme et fonde sa politique ségrégationniste sur une lecture toute personnelle de la Bible. « L’apartheid est une hérésie », répond Desmond Tutu. Le grand public prend connaissance de ce petit bonhomme jovial en robe mauve, calotte sur la tête, qui défie le pouvoir blanc. Son rire « strident », comme le qualifiait Mandela, traverse la planète. Le pouvoir cherche une parade et lui retire son passeport pendant quelques mois pour limiter ses déplacements. Car en Europe et aux États-Unis, on veut recevoir et écouter Desmond Tutu.

Il est à New York en 1984 quand il apprend qu’on lui attribue le prix Nobel de la paix. « Nous sommes en train de gagner », s’exclame-t-il. Arrivé à Oslo en décembre de la même année pour recevoir la distinction, Desmond Tutu profite de cette tribune pour redoubler de combativité face aux « pigmentocrates » d’Afrique du Sud. Au sein de la vieille Europe, il donne une conférence qui lui secoue les entrailles. Il qualifie la nouvelle Constitution sud-africaine de « solution finale de l’apartheid, comme les Nazis avaient leur solution finale pour les Juifs ».

Son courage a fait de lui un géant, résume Mamphela Ramphele

À mesure que la communauté internationale l’écoute, que l’Église lui attribue ses meilleurs chaires, Desmond Tutu multiplie les actions militantes. En 1985, il soutient une campagne de boycott économique de l’Afrique du Sud et la désobéissance civile comme moyen de démanteler le régime de l’apartheid. « Son courage a fait de lui un géant », résume Mamphela Ramphele. Son ordination comme archevêque du Cap en 1986 est une nouvelle consécration. Il faut désormais l’appeler Monseigneur.

Main dans la main avec Mandela

Douze kilomètres séparent les appartements de l’archevêque et la cellule de Nelson Mandela dans la prison de Pollsmoor, au Cap. Les deux hommes ne se sont pas vus depuis un quart de siècle. Qu’ont-ils en commun ? Mandela prônait la lutte armée, Tutu la non-violence. « L’Arch », tel qu’il est surnommé, occupe inlassablement le terrain depuis les années 1970 tandis que Madiba croupit en prison depuis 1962. Nelson Mandela est un homme politique, Desmond Tutu un homme d’Église. L’un fait 1,85 mètre de haut, l’autre près de 20 centimètres de moins…

Le soir de sa libération, c’est chez Desmond Tutu que Nelson Mandela passe sa première nuit en liberté

Malgré des vies à l’opposé l’une de l’autre, les deux hommes se connaissent et se respectent. Ce sont deux visages complémentaires de la lutte contre l’apartheid. Leur engagement commun pour la liberté les réunit le 11 février 1990. Le soir de sa libération, c’est chez Desmond Tutu que Nelson Mandela passe sa première nuit au Cap. L’Afrique du Sud ouvre un nouveau chapitre de son histoire et les deux hommes l’écrivent ensemble. Après la victoire de Nelson Mandela à l’élection présidentielle de 1994, Desmond Tutu le rejoint sur le balcon de la mairie du Cap. Les mains liées, les deux hommes lèvent le point au ciel en signe de victoire.

Desmond Tutu et Nelson Mandela, en 1994. © Jerry Holt/AP/SIPA

Desmond Tutu et Nelson Mandela, en 1994. © Jerry Holt/AP/SIPA

Lors de son discours d’investiture, le 10 mai 1994 à Pretoria, Nelson Mandela reprend l’image de la nation arc-en-ciel, une expression signée de Desmond Tutu. « Nous entrons dans une alliance, pour construire la société dans laquelle tous les Sud-Africains, Noirs et Blancs, pourront marcher la tête haute […] : une nation Arc-en-ciel en paix avec elle-même et avec le monde ». L’Afrique du Sud démocratique fait le choix de la paix plutôt que de la revanche.

Conscience morale de la nation

Nelson Mandela garde Desmond Tutu près de lui et le nomme président de la Commission vérité et réconciliation en 1995. Cette institution vise à faire la lumière sur les crimes du passé en invitant les anciens tortionnaires à avouer leurs crimes en échange d’une amnistie. Desmond Tutu devient le confesseur en chef de la nation sud-africaine, quitte à agacer. Son obsession du pardon est dénoncée par une nouvelle génération de Sud-Africains. Celle-ci estime que la population noire a fait beaucoup trop de concessions dans la transition vers la démocratie. Des figures du régime s’en tirent à bon compte et plus de 300 affaires n’ont pas été traitées.

J’aimerais pouvoir me taire, mais je ne peux pas et je ne le ferai pas, disait-il

Signe de son impartialité, le président Tutu se met également à dos une partie des militants du Congrès national africain (ANC). Le mouvement de libération goûte peu son désir d’enquête parmi le camp des vainqueurs. L’audition de l’icône Winnie Mandela, soupçonnée d’avoir commandité une douzaine d’assassinats, leur reste au travers de la gorge. Après la mort de Desmond Tutu, le clan Zuma préfère d’ailleurs publier des photos de Winnie Mandela sur Twitter. « L’injustice et la peine qu’il a infligées à Winnie-Madikizela Mandela et à d’autres membres de l’ANC est impardonnable », réagit Carl Niehaus. D’autres préfèrent rester silencieux. Le parti des combattants pour la liberté économique (EFF) de Julius Malema s’est abstenu de tout commentaire. Survivance d’une relation tumultueuse entre Desmond Tutu et la classe politique.

« J’aimerais pouvoir me taire, disait-il en 2007, mais je ne peux pas et je ne le ferai pas ». Personne n’est épargné. Desmond Tutu en veut notamment à Nelson Mandela qui autorise le doublement du salaire de ses ministres. Il lui reproche sa trop grande loyauté au Congrès national africain (ANC), le mouvement de libération. « Cette tolérance pour la médiocrité a semé les graines d’une médiocrité encore plus grande, la corruption a ensuite germé », juge-t-il.

Après Nelson Mandela, c’est le président Thabo Mbeki qui subit les foudres de Desmond Tutu pour avoir négligé l’épidémie de VIH. C’est ensuite Jacob Zuma, cité dans de nombreuses affaires de corruption, qui devient la cible de ses piques les plus acerbes. « M. Zuma, vous ne nous représentez pas, vous représentez vos propres intérêts. Un jour nous prierons pour la défaite de l’ANC », ose-t-il déclarer. En 2013, il annonce ne plus voter pour le parti présidentiel. « Il était franc et direct, disant la vérité au pouvoir, même lorsque cela impliquait de critiquer le gouvernement démocratique », a salué le président Cyril Ramaphosa dans un discours à la nation, le soir de son décès.

Infatigable

Aucun pouvoir n’intimidait Desmond Tutu. Sa propre Église peut en témoigner. Les fidèles ont pu être bousculés par les convictions de l’archevêque, pour qui la soutane n’avait pas de sexe. Dès 1992, il ordonne deux des cinq premières femmes à devenir prêtre. D’autres suivront et accèderont bientôt au titre de révérend. « Le ciel ne nous est toujours pas tombé sur la tête », se félicite Tutu en septembre, dans un trait d’humour qui contient toujours une leçon.

Vous connaissez l’histoire de l’archevêque qui meurt et qui pense aller au Paradis ?, demandait-il

Ce qu’il veut pour les femmes, il le souhaite aussi pour la communauté LGBTQI+. L’égalité pour tous. Desmond Tutu soutient publiquement Gene Robinson, premier évêque américain ouvertement gay. La fille de Desmond Tutu, Mpho Andrea Tutu est d’ailleurs pasteur et mariée avec une femme aux Pays-Bas. « Je refuserais d’aller dans un Paradis homophobe. Je dirais non, désolé mais je préfère aller de l’autre côté », s’amusait Desmond Tutu en 2013.

« L’Arch » avait une blague pour chaque situation. « Vous connaissez l’histoire de l’archevêque qui meurt et qui pense aller au Paradis ? », demandait-il. La boutade raconte que, contre toute attente, le prélat est dérouté en enfer au moment de rendre l’âme. Deux semaines plus tard, on frappe aux portes du Paradis. C’est le diable qui monte se plaindre. « Vous nous avez envoyé Desmond Tutu, il cause tellement de problèmes en bas que je suis venu demander l’asile politique ! »

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