Au théâtre, bourreaux et victimes de l’apartheid en plein débats

Adaptée du livre « Country Of My Skull » de la poétesse sud-africaine Antjie Krog, la pièce de théâtre « Mon pays, ma peau » plonge le spectateur au cœur de la Commission vérité et réconciliation. Un texte puissant servi par deux acteurs subtils, Romane Bohringer et Diouc Koma.

« Mon pays, ma peau », au théâtre du Lucernaire jusqu’au 27 février. © Xavier Cantat.

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Publié le 12 février 2022 Lecture : 4 minutes.

En 1970, Antjie Krog a à peine 18 ans quand, dans le journal de son école, elle publie Mon beau pays, un poème en afrikaans où elle émet le vœu qu’un jour « Noirs et Blancs, main dans la main / apporteront amour et paix, dans [son] beau pays ». L’Afrique du Sud vit alors les heures les plus noires de l’apartheid. Les Afrikaners sont scandalisés qu’une jeune femme puisse émettre un tel désir, tandis que dans sa prison, découvrant le poème, Nelson Mandela y trouve un motif d’espérer. Si même une Blanche peut exprimer pareil souhait, c’est que tout n’est pas perdu…

La douleur des mots

Née en 1952, dans l’État libre d’Orange, Antjie Krog devint poète, journaliste, universitaire. En 1995, elle fut invitée par la South African Broadcasting Corporation à couvrir les débats de la Commission vérité et réconciliation, présidée par Desmond Tutu, entre 1995 et 1998. Elle en tira ensuite un livre, Country Of My Skull, traduit en français par George Lory sous le titre La Douleur des mots (Actes Sud). Lequel fut adapté au cinéma par le réalisateur John Boorman (In My Country, avec Samuel L. Jackson et Juliette Binoche) et l’est de nouveau aujourd’hui, au théâtre, par la Française Lisa Schuster.

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« J’avais envie de parler de la Commission vérité et réconciliation, raconte la metteure en scène. Et je suis tombée sur cet ouvrage d’Antjie Krog qui m’a paru idéal, car il mélange la grande histoire et la petite histoire, à l’échelle d’un pays tout entier, mais vu à travers les yeux d’une personne. »

22 000 victimes, 7 000 bourreaux

Sur la scène du Lucernaire, un néon, un bureau, quelques chaises, un micro, un poste de radio, un magnétophone à cassettes, des liasses de papiers… et deux acteurs. Dans le rôle d’Antjie Krog, l’actrice française Romane Bohringer. Dans celui de tous les autres personnages, le Franco-Malien Diouc Koma.

« Je voulais raconter ce processus de réconciliation qui nous concerne tous, dans de nombreux moments de notre vie », poursuit Lisa Schuster. Elle a puisé des extraits de textes dans Country Of My Skull, donnant à voir, à la fois le point de vue d’Antjie Krog, mais aussi, d’une certaine manière, celui des quelque 22 000 victimes et 7 000 tortionnaires qui furent entendus par la Commission vérité et réconciliation.

Jamais la pièce ne renvoie dos à dos meurtriers racistes et victimes noires

Et c’est sans doute là la plus grande réussite de cette pièce : tandis que la voix de Romane Bohringer restitue toutes les nuances d’émotions ressenties par Antjie Krog, celle de Diouc Koma donne vie et présence aussi bien aux bourreaux qu’aux victimes. Il est ainsi, tour à tour, l’archevêque Desmond Tutu et le président Pieter Willem Botha, un tueur raciste et le père d’un enfant pulvérisé par une bombe de l’ANC, tantôt un Noir, tantôt un Blanc, toujours avec justesse.

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Jamais la pièce ne renvoie dos à dos meurtriers racistes et victimes noires. Rendu avec précision par les deux acteurs, le texte explore toute la complexité du processus de réconciliation, en restitue toutes les évolutions avec subtilité. Le passage de Winnie Mandela-Madikizela devant la commission, alors qu’on lui reproche, entre autres, l’assassinat du jeune Stompie Seipei Moketsi soupçonné de trahison, les slogans « Un boer, une balle » et « Avec nos boîtes d’allumettes et nos pneus enflammés, nous libérerons ce pays », est ainsi abordé avec délicatesse et sans faux-semblants.

Inconfort des incertitudes

Et si le personnage de Desmond Tutu, décédé le 26 décembre dernier, porte Mon pays, ma peau au niveau philosophique de l’Ubuntu, Lisa Schuster a su choisir et mettre en scène des dialogues, des discours, des conversations qui, au-delà de l’histoire bien particulière de l’apartheid et de l’Afrique du Sud, renvoient à notre commune condition humaine. Le désarroi de ces Noirs qui n’ont rien fait pour combattre les injustices et les violences dont les leurs étaient victimes fait écho à celui de ces Blancs qui se reprocheront toujours de n’en avoir pas fait assez.

Comment fait-on quand toute notre culture est du côté des bourreaux ?

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« Le personnage d’Antjie Krog est touchant, parce que c’est quelqu’un qui est du mauvais côté de l’histoire, indique Lisa Schuster. Comment fait-on quand toute notre culture est du côté des bourreaux ? » Sans donner de réponses tranchées, Mon pays, ma peau développe scène après scène ce genre de questionnements, plaçant le spectateur dans l’inconfort troublant des incertitudes. Ainsi de ce moment où Antjie Krog retrouve son frère dans la ferme familiale, alors que les agriculteurs blancs sont menacés : où se situer, entre complicité familiale et sens de l’histoire en train de se faire ? Comment avancer, après tant de haine ?

« La réconciliation, c’est assez différent du pardon, précise Lisa Schuster. Elle se fait à deux, elle exige une relation. » Savoir demander pardon, est déjà un premier pas. Fondamental. Le livre d’Antjie Krog, Country Of My Skull, s’achève sur ces mots : « I am changed forever. I want to say : forgive me / forgive me / forgive me / You whom I have wronged, please / Take me / With you. » (« Je suis changé pour toujours. Je veux dire: pardonne-moi / pardonne-moi / pardonne-moi / Toi que j’ai blessé, s’il te plait / Prends-moi / Avec toi. »)

Mon pays, ma peau, adaptation et mise en scène de Lisa Schuster, d’après Country Of My Skull, d’Antjie Krog, avec Romane Bohringer et Diouc Koma, traduction de Vanessa Seydoux, au théâtre du Lucernaire, jusqu’au 27 février, puis en tournée en octobre 2022. Renseignements : K Samka

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