Algérie : à la rencontre des cueilleurs de plastique de Béjaïa

C’est un dépôt sauvage de déchets comme le pays en compte des dizaines. Là, au milieu des ordures et des produits dangereux, des pères de famille et leurs enfants viennent chercher de quoi gagner leur pain quotidien.

Décharge sauvage au sud de la wilaya de Bejaïa, entre les localités de Boudjellil et Tazmalt le 10 février 2022. © Said Arezki

Publié le 19 février 2022 Lecture : 5 minutes.

Une immense décharge à ciel ouvert couvrant plusieurs hectares, des deux côtés d’un cours qui ne charrie plus que des eaux usées noirâtres et nauséabondes. C’est le spectacle qui frappe quiconque passe entre les communes de Tazmalt et Boudjellil. Chaque jour, des camions-bennes viennent y déverser les près de 300 tonnes d’ordures ménagères d’une trentaine de localités relevant de trois communes sises au sud de la wilaya de Bejaïa, au pied de la chaîne du Djurdjura, en Basse-Kabylie. Comme presque partout dans le pays, faute de tri et de traitement, tous les déchets ménagers finissent dans les lits des oueds, puis au fond de la mer.

Chacals, sangliers ou hyènes rayées viennent se disputer les restes d’une vache jetée là par un fermier

Au fil des ans, la décharge est devenue le refuge de dizaines de chiens errants qui se disputant quotidiennement les restes des boucheries et les cadavres de poulets. C’est également un repaire pour des milliers de cigognes, pigeons, aigrettes, hérons, corbeaux et autres volatiles qui viennent y chercher pitance.

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Même les mouettes ont appris à suivre le cours de la rivière sur une centaine de kilomètres pour venir s’y restaurer. Sur les tas d’immondices fumantes, les prises de bec sont donc très fréquentes. La nuit, le banquet s’ouvre à d’autres espèces : chacals, sangliers ou hyènes rayées viennent se disputer les restes d’une vache jetée là par un fermier.

Ni voleurs ni harragas

La décharge ne fait pas vivre que les animaux. Jour et nuit, des hommes fouillent les tas de déchets à la recherche de plastique, de fer ou d’aluminium à revendre. Un kilo de plastique rapporte 40 dinars (0,25 euro). « Il y a encore une année, nous n’étions que 4 ou 5 à faire la collecte des déchets ici », affirme Louhab, 44 ans, soudeur de profession et ancien employé d’une société affiliée aux chemins de fer qui a mis la clé sous la porte. Un sac de jute à la main, un crochet métallique dans l’autre, ils sont aujourd’hui une quarantaine, dont des enfants, à retourner inlassablement les ordures.

La plupart sont des pères de famille qui n’ont d’autre choix que ce travail salissant. Sans compter le danger que représentent les seringues, les déchets hospitaliers et les divers produits chimiques. La honte de ce « travail dégradant » poussent certains, nous apprend Louhab, à ne venir ici que la nuit tombée.

Nous sommes des morts-vivants mais c’est ça, l’Algérie nouvelle !

« Nous ne voulons être ni des voleurs ni des « harragas » pour aller tenter notre chance en Europe. Pour avoir du travail, il faut soit payer un pot-de-vin, soit avoir des connaissances », explique Louhab. « Nous disputons notre pain quotidien aux chiens. Ils sont plus d’une cinquantaine à vivre ici. Ils sont habitués à nous mais restent dangereux », ajoute son compagnon Adel.

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Assis sur un tas d’ordures à côté des sacs débordant de déchets plastique, Krimo en veut à cette « Algérie nouvelle » qui « préfère donner de l’argent à des pays tiers plutôt que d’aider ses propres citoyens ». « Nous sommes des morts-vivants mais c’est ça, l’Algérie nouvelle ! », ironise-t-il. À côté de lui, Hamza, 43 ans, est visiblement marqué par ce travail harassant : « Ma fille, qui passe le bac cette année, veut devenir médecin. Elle a besoin d’un téléphone portable, d’une connexion internet et d’autres choses encore, et j’ai mal au cœur car je n’ai pas les moyens de l’aider », dit-il.

Frappés par le chômage

Faouzi, lui, est avocat. Il a obtenu son diplôme en 2012 après quatre ans d’études de droit à l’université de Bejaïa, mais à 35 ans, il se retrouve sur une décharge publique. « Il n’y a pas de travail et là où tu vas, il faut donner un bakchich pour avoir un poste… », se lamente-t-il.

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Son ami Hakim a travaillé sept ans en tant qu’ambulancier dans une société privé pour 18 000 dinars par mois avant de se retrouver au chômage. « J’ai 47 ans, 4 enfants, un permis de conduire toutes catégories mais je n’ai pas trouvé de travail. Alors, je me suis retrouvé ici. C’est ça ou mes enfants n’ont rien à manger », dit-il. « C’est avec ses mains noires que nous mangeons du pain blanc », intervient Louhab en montrant ses paumes de mains blessées et couvertes de crasse. « Nous rendons service car ce plastique que nous ramassons est recyclé et ne finit pas dans la nature », insiste Louhab, le plus loquace du groupe. « Le meilleur d’entre nous arrive à se faire 1500 dinars la journée mais entre nous on se dépanne et on se rend service. »

Les gens nous méprisent mais ils oublient que nous vivons honnêtement

En fin de journée, ils se cotisent à trois ou quatre pour louer les services d’une camionnette et aller vendre leur maigre butin dans l’un des centres de ramassage de la région. « Les employés des mairies chargés du ramassage des ordures et qui sont pourtant payés chaque fin de mois, nous concurrencent en organisant leurs propres collectes. Ce n’est pas très honnête de leur part. S’ils veulent échanger avec nous, pas de soucis, on leur laisse nos places à la décharge », s’offusque Hakim qui avoue souffrir du mépris que les travailleurs de la décharge suscitent.

Tenter de vivre

« Les gens nous méprisent mais ils oublient que nous vivons honnêtement. Nous ne volons personne et nous tentons de vivre à la sueur de notre front. Nous avons déjà trouvé des permis de conduire, des cartes grises et des téléphones portables que nous avons rendus à leur propriétaire », affirme Louhab.

Dans sa vieille 404 bâchée de 1983, Brahim fait souvent les 200 kilomètres de son village à Boussaada, la porte du Sahara, à la décharge. Cet ancien garde communal de 49 ans, père de 7 enfants dont un nouveau-né, est au chômage depuis 20 ans. « Si je trouve quelques bricoles à faire chez moi comme tâcheron pour la journée, c’est bon, sinon je viens ici », lâche-t-il. Deux de ses enfants l’aident dans cette tâche ingrate. Ensemble, ils passent une longue journée de travail au milieu des chiens, des ordures et des colonnes de fumée pour ramener de quoi faire bouillir la marmite familiale.

Mes enfants ne vont pas à l’école. Ils m’aident. À trois, on arrive à peine à se faire autour de 1 500 dinars

De 1995 à 2001, Brahim a servi dans la garde communale mais lorsque ce corps de troupe chargé d’épauler les gendarmes et les militaires dans leur lutte contre le terrorisme a été dissous, il s’est retrouvé sans travail. « Aujourd’hui, je touche 2 000 dinars de pension mensuelle. Même pas assez pour payer un sac de semoule. Mes enfants ne vont pas à l’école. Ils m’aident. À trois, on arrive à peine à se faire autour de 1500 dinars. Seul, je ne pourrais pas m’en sortir. Je dois choisir entre nourrir, soigner ou vêtir mes enfants », constate Brahim, avant de retourner à sa quête incessante de plastique, dans son épuisante chasse aux rebuts de la société de consommation.

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