Le saigneur du pays

Chef de l’Armée de résistance du Seigneur, illuminé et sanguinaire, Joseph Kony sème la désolation depuis dix-sept ans dans les régions du Nord.

Publié le 4 mai 2004 Lecture : 7 minutes.

Le 16 avril, le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan a condamné publiquement les exactions de l’Armée de résistance du Seigneur (ARS) dans le nord de l’Ouganda. Ce n’est pas Samuel Opong, jeune Ougandais de 15 ans, qui lui reprochera d’attirer l’attention internationale sur un conflit trop souvent ignoré. Samuel est un miraculé. Enlevé l’année dernière par les rebelles de l’ARS, il a été enrôlé de force et contraint à combattre les troupes gouvernementales. Par trois fois, il a dû attaquer une position tenue par l’armée. La troisième a été la dernière : une balle dans la jambe, une autre dans le bras. « J’ai perdu tellement de sang que je me suis évanoui, alors ils m’ont laissé, raconte- t-il. Je me suis réveillé dans le matin froid, et les soldats m’ont trouvé. »
Aujourd’hui, Samuel est pris en charge par une ONG locale, à Gulu (nord de l’Ouganda). Sur environ 8 500 enfants enlevés dans le nord de l’Ouganda en 2003, Samuel fait partie des rares dont on a des nouvelles. Depuis 1987, la guerre aurait contraint 1,4 million de personnes à fuir les combats, et plus de 20 000 enfants auraient été enlevés. Selon une enquête publiée le 13 mars dans le journal médical britannique The Lancet, sur 300 enfants enlevés par l’ARS, 77 % ont assisté à un meurtre et 39 % en ont eux-mêmes commis un. Plus de 33 % des filles ont été violées et 18 % ont donné naissance à un enfant en captivité. Certains ont vu leurs parents tués sous leurs yeux. Certains ont été forcés à les tuer eux-mêmes. Bienvenue dans le monde de Joseph Kony, saigneur de l’Ouganda.
Responsable de ces enlèvements, l’ARS est active en Ouganda depuis dix-sept ans, en territoire acholi. Elle opère depuis des bases situées au sud du Soudan. À sa tête, Joseph Kony, un combattant mystique, imprévisible, voire dément. L’Armée de résistance du Seigneur a succédé au Mouvement du Saint-Esprit, dirigé par Alice Auma – surnommée Alice « Lakwena » (« le messager »)(1). Kony affirme être son cousin, voire son neveu. Lui aussi aurait reçu la visite d’un « messager » lui ordonnant de combattre l’armée du président Museveni : « Les rêves de l’esprit sont venus à moi une nuit et m’ont demandé de lancer un mouvement de résistance. J’ai passé soixante jours à prier et à demander à Dieu de renforcer ma foi pour libérer le peuple d’Ouganda de la corruption, des péchés et des pensées immorales. »
Les photos de l’homme sont rares ; on ne sait pas grand-chose de sa biographie. Élevé dans la foi catholique, ayant quitté l’école très tôt, il aurait selon certains fait ses premières armes au sein du Mouvement du Saint-Esprit, selon d’autres au sein de l’Armée régulière ougandaise. À la fin des années 1980, habité par l’esprit de Juma Oris – un ancien ministre d’Idi Amin Dada (!) -, Kony parvient à recruter des combattants dans le district de Gulu. Sous le nom d’Armée de résistance du Seigneur, il unifie ce qu’il reste du Mouvement du Saint-Esprit. L’ARS est, à cette époque, organisée en trois divisions appelées Condum, Stockry et Gilver. Chaque division est elle-même divisée en trois sections : won (le père), wod (le fils) et Tipu Maleng (le Saint-Esprit). Il faut ajouter à cela une force spéciale, la Brigade mobile. Comme sous le commandement d’Alice, les soldats passent par différents rites d’initiation.
Jusqu’au milieu de 1988, les soldats de Kony combattent à peu près comme ceux d’Alice : ils jettent de l’eau bénite à leurs ennemis, lancent des pierres censées se transformer en grenades, n’ont pas le droit de fuir et se croient aidés par les abeilles et les serpents… Kony se déclare alors habité par plusieurs esprits, outre celui de Juma Oris. Se côtoient ainsi en lui Silli Silindi, venue du Soudan pour le conseiller dans les opérations guerrières ; Ing Chu et El wel Best, des esprits coréens ou chinois ; Major Bianca, Jim Brickey et King Bruce – en référence à Bruce Lee – venus eux des États-Unis ; Silver Koni, originaire du Zaïre ; ainsi que Docteur Salam ; ou encore Ali et Jacobo…
Pourtant, entre le Mouvement du Saint-Esprit d’Alice Lakwena et l’ARS, il y a une différence de taille. Alors qu’Alice combattait le pouvoir de Kampala, l’armée de Joseph Kony semble avoir perdu tout objectif clair, hormis la pratique tous azimuts d’une violence aveugle et la multiplication des enlèvements. Comme le souligne un rapport des Nations unies de novembre 2001, « la dimension la plus tragique de ce conflit est l’utilisation stratégique des enfants par l’ARS ». Joseph Kony aurait lui-même soixante épouses, dont dix-neuf « écolières d’Aboke », survivantes d’un groupe de trente fillettes enlevées le 9 octobre 1996 dans l’école Saint Mary’s School, à Aboke(2). Endoctrinés, les jeunes soldats de l’ARS croient qu’une pierre cousue dans leurs vêtements pourra projeter une montagne devant eux quand ils avanceront vers l’ennemi. Que le beurre de karité dont ils s’enduisent dévie les balles. Qu’une bouteille d’eau permettra de créer une rivière où se perdront toutes les balles des soldats ougandais…
Âgé aujourd’hui d’une quarantaine d’années, Joseph Kony a pu poursuivre son combat grâce au soutien de Khartoum – qui ne voyait pas d’un bon oeil l’aide accordée par Kampala aux rebelles du Sud-Soudan. On ne le croisera pas sur le champ de bataille. Il reste à l’arrière pour superviser les opérations, accompagné, dit-on, d’une réserve de serpents, de tortues et de lézards pour ses besoins médiumniques. Les pertes de l’Armée sont prédites en plaçant un doigt dans un verre d’eau… Quant aux objectifs poursuivis, ils se résument toujours à la même idée : libérer le nord de l’Ouganda et rétablir une loi fondée sur les dix commandements. Enfin, plutôt sur les onze commandements, puisque Kony en a créé un supplémentaire, à savoir « Tu ne conduiras pas de vélo » – alors que la bicyclette est le principal moyen de transport dans la région !
Après plus de seize ans de lutte, Yoweri Museveni se dit déterminé à en finir avec les exactions de l’ARS. En 2002, une offre d’amnistie et des négociations ont échoué et Kampala a choisi de nouveau la force : l’opération Iron Fist est censée abattre l’ARS, le réchauffement des relations avec Khartoum permettant à l’armée ougandaise de pourchasser les rebelles jusque sur le territoire soudanais. Las ! les hommes du Seigneur échappent toujours à la traque.
Certes, Kony connaît la région comme sa poche. Mais Museveni est soupçonné d’utiliser cet ennemi, bien commode pour justifier la demande d’aide internationale et, surtout, s’abstenir de mettre en place des réformes démocratiques. Lors des élections de 2001, il n’a par exemple pas hésité à accuser son rival malheureux, le docteur Kizza Besigye, d’entretenir des relations avec l’ARS.
Reste que Kony n’est pas le genre d’homme avec lequel on négocie. Le 21 février 2004, ses hommes pénètrent à l’intérieur du camp de réfugiés de Barlonyo, près de Lira, dans le nord de l’Ouganda. Armés jusqu’aux dents. Ils massacrent 337 civils, avant de mettre le feu. Un mois et demi plus tard, le 6 mars, Joseph Kony accorde l’une de ses rares interviews à un ancien garde du corps, pour le compte de l’hebdomadaire kényan The Referendum. Il prouve, si besoin était, le caractère totalement irrationnel de sa lutte. Son armée « se bat pour l’application des dix commandements de Dieu et la libération du nord de l’Ouganda ». Yoweri Museveni, ajoute-t-il, « ne peut parler de paix puisque c’est un assassin qui veut me tuer par tous les moyens. Et j’ai demandé aux seigneurs de l’ARS de le tuer. […] Je communiquerai [avec lui] grâce aux esprits et non par téléphone. » Menacé de ne plus recevoir de soutien de Khartoum, Kony s’emporte : « Je souhaite dire aux seigneurs soudanais de se tenir loin de nous, car s’ils nous attaquent comme ils l’ont fait au mois de mars, nous combattrons et mettrons le feu à leurs villages. » Dans le même temps, il évoque l’idée de se réfugier en Éthiopie, où des « seigneurs oromos l’ont invité ». Une hypothèse qui fait réagir le colonel Noble Mayombo, chef du service de renseignements militaires ougandais : « C’est un criminel international ; nous l’aurons où qu’il aille, même si nous devons signer un protocole d’accord avec l’Éthiopie. »
De fait, l’étau semble se resserrer autour du « Seigneur ». Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno Ocampo, a ainsi ouvert une enquête sur les agissements de l’ARS, à la demande de Museveni. Mais cette situation met mal à l’aise bon nombre d’ONG : l’armée ougandaise est incapable de protéger les populations et les réfugiés des camps, et elle se rend elle-même coupable d’exactions envers la population acholie. Une population pauvre, meurtrie, traumatisée, où les plus faibles payent le plus lourd tribut.

1. Lire à ce sujet La Guerre des esprits en Ouganda, de Heike Behrend, L’Harmattan, 1997.
2. Aboke Girls, de Els de Temmerman, Fountain Publishers, 2001.

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