Tunisie : itinéraire d’une femme libre

Avec son nouveau roman, « Par le fil je t’ai cousue », notre collaboratrice Fawzia Zouari raconte l’histoire d’une émancipation. La sienne.

La romancière et journaliste franco-tunisienne Fawzia Zouari. © Bruno Klein

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Publié le 2 avril 2022 Lecture : 6 minutes.

Fawzia Zouari ravit les lecteurs de Jeune Afrique depuis plus de vingt-cinq ans. Sa vivacité d’esprit traverse aussi son œuvre remarquable, faite d’essais et de romans. Dans sa riche bibliographie, la rigueur de l’intellectuelle se double de la fine sensibilité de la romancière. Par le fil je t’ai cousue, son nouveau livre, est dans la lignée autobiographique de son très beau précédent roman, Le Corps de ma mère, prix des Cinq Continents de la francophonie.

Tout sur ma mère

Dans les premières pages, l’écrivaine et journaliste franco-tunisienne forme un vœu : « Je souhaiterais ardemment, pour une fois, ne pas laisser ma mère investir tous mes souvenirs. Je lui ai consacré un livre à elle seule. Il faut qu’elle s’éclipse, qu’elle disparaisse. » Mais, quelques pages plus tard, elle concède : « Voilà. Ce que je ne souhaitais pas survient. Je suis en train de tomber dans le piège et de ressusciter maman à chaque tournant de page. »

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L’impossibilité de se raconter sans parler de sa mère devient une évidence au fil de ses tranches de vies. Mais cette figure tutélaire n’est pas la seule marquante. Grâce au formidable don de conteuse de Fawzia Zouari, on est à Ebba (aujourd’hui Dahmani, en Tunisie) dans les années 1960. On entend la voix de son père lui expliquer pourquoi il y a sept saisons au lieu de quatre dans ce petit village. On est au cœur des querelles familiales et de la haine féroce que se vouent les neveux de son père, Hédi et Amor, « en raison de leurs vues opposées sur la colonisation ». On compatit avec Warda et Atika, ses deux sœurs qui doivent arrêter l’école parce que, femmes, elles attirent le regard des hommes sur la place du village. On entend la voix de la mystérieuse Chig, qui vend ses histoires et disparaît dès l’automne.

On imagine Mme Germain, directrice de l’école primaire martiniquaise, dernière française restée après la colonisation, tout comme on se représente l’Allemand, ancien soldat unijambiste devant lequel les femmes enceintes passent rituellement pour que leurs bébés aient la peau claire… Ce n’est qu’un aperçu : la galerie des personnages, si hauts en couleur, si attachants, ne saurait être exhaustive en une chronique.

Regardez, le bébé brille comme une ampoule d’électricité

On est saisi d’émotion dès les premières pages. Fawzia Zouari y explique comment son hymen a été « ferré », selon l’expression de la voyante multi-tâches Dibiza qui, une fois l’acte accompli, affirme : « Une caserne de soldats ne viendrait pas à bout de son hymen ! » Le génie de l’écrivaine consiste à mêler ces instants graves avec des moments d’humour irrésistible, comme sa naissance, ponctuée par cette sublime remarque : « Regardez, le bébé brille comme une ampoule d’électricité. » La romancière assure plus loin : « Ne riez pas, c’était la plus belle métaphore de l’époque. » Chaque fin de chapitre donne l’occasion d’un dénouement qui claque comme un couperet. Cet art de la chute s’accompagne d’un sens consommé du rebond. Ce va-et-vient donne un rythme subjuguant qui rend la lecture addictive.

Cartables au feu

On voit les personnages et on vit les événements. La première automobile, la première télé, le premier concert sur la place donné par une femme, Oulayya, présentée par le crieur public comme « la plus grande vedette de tous les temps », l’arrivée du ci-li-ma (le cinéma)… Au milieu de ces anecdotes, on retient ce passage charnière dans la vie de la femme, récurrent dans l’œuvre de l’auteure : « On écrit toujours la même scène et elle revient dans chaque livre. Une scène fondamentale, incontournable, à laquelle les mots retournent, comme aimantés. Ce jour où maman jeta dans son four à pain les cartables de mes sœurs et où je vis leur avenir se consumer dans le feu. Ce jour d’une violence extrême où tout s’arrêta pour elles. Et où les mêmes flammes marquèrent au fer rouge ma mémoire. » Ainsi Warda et Atika vivront cloîtrées chez elles tandis que la fillette excellera à l’école, tout en craignant de subir le même sort aux premiers signes de l’adolescence. Elle réussit à s’extirper de son destin tout tracé grâce un tournant de l’Histoire : « Je serais restée dans ma condition de fille soumise si l’époque n’était pas venue m’en sortir. »

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Cette époque qui change, on la lit en filigrane. Fawzia Zouari montre ainsi sans avoir l’air d’y toucher l’évolution des mœurs qui gagne le village : « Les vieux pensaient que les temps étaient immuables alors même que tout changeait. Les informations en provenance de la capitale et les nouvelles mesures prises par Habib Bourguiba ébranlaient notre univers ancestral. » Avec pour résultat : « Je regardais l’écart se creuser entre ma mère et l’époque en cours. » L’autre face, obscure, du bourguibisme, c’est le socialisme qui confisque les terres aux propriétaires et donne naissance à une misère inédite.

« Par le fil je t’ai cousue », de Fawzia Zouari, Plon, 364 pages, 19 euros. © Plon

« Par le fil je t’ai cousue », de Fawzia Zouari, Plon, 364 pages, 19 euros. © Plon

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Plon

Par le fil je t’ai cousue est le roman initiatique d’une fille coincée entre la tradition, qui la voue à un statut immuable, et la modernité, qui bouscule les codes. S’engage une course contre la montre pour fuir l’inertie de toujours et rattraper l’Histoire en marche. Pour gagner du temps, la jeune femme doit dissimuler les transformations de son corps de femme en devenir et échapper ainsi à la concupiscence des hommes, et donc à la riposte de sa mère pour l’en éloigner. Car, « il y aurait dans le malheur des femmes la main des femmes, maman en était l’illustration ».

L’un des enseignements de ce roman réside dans l’intelligence de sa mère, rigide sur ses principes, pragmatique quand il l’a fallu

On ne déflorera pas tout des innombrables et passionnants rebondissements. À la suite de l’un de ces épisodes qui font frissonner, elle frôle la mort. Fawzia Zouari raconte la « force tranquille et non élaborée » qu’elle a mise en œuvre tout au long de son parcours : « Ainsi serais-je adulte. Incapable de ruptures. Les tournants de ma vie se réaliseraient toujours au prix de négociations et d’accords longuement médités. » Le chemin de l’émancipation se fait petit à petit et inexorablement, avec une arme : « Ce qui me ferait partir et acquérir peu à peu mes libertés ne devrait rien à une force de caractère ni à la possibilité de suivre des modèles réels. Ce sont des contes, des rêves, des silences qui adviendraient ailleurs et plus tard. Lorsque j’écrirais. »

L’enfant de son époque s’éloigne de sa mère… et s’en rapproche par certains côtés dans son rapport avec ses propres enfants, avec lesquels elle ressent un décalage. « On ne dit pas ces choses-là à ses enfants » est sa devise, elle dont la pudeur étonne son entourage, aujourd’hui. Quand, des dizaines d’années après les faits relatés, elle amène sa fille en pèlerinage au village, celle-ci lui assène : « la mémoire embellit le passé », parce qu’elle ne discerne qu’un paysage morne et des odeurs désagréables là où sa mère, enfant d’Ebba, revoit des souvenirs. Une fois de plus, on essaiera de ne pas en dire trop, mais l’un des enseignements de ce roman réside dans l’intelligence de sa mère, rigide sur ses principes, pragmatique quand il l’a fallu. Une main de fer qui a su s’envelopper d’un gant de velours en certaines occasions, à travers des accommodements raisonnables.

Hypocrisie et prédation

Avec Par le fil je t’ai cousue, Fawzia Zouari réussit la gageure d’écrire un livre dense de par ses thèmes et aérien tant il se dévore. Son regard décalé explore le rapport à la tradition et à la religion, la condition féminine, l’hypocrisie sociale, la domination et même la prédation sexuelle… Son roman est aussi une quête impossible des origines. À sa source, un mystère : celui de la naissance de l’écrivaine, dont le père a mal reporté la date dans les registres. Un jour, ses parents se disputent à ce sujet. Son père produit un certificat dont la mère met en doute l’authenticité. Ce à quoi il répond : « C’est écrit, femme, donc c’est vrai, c’est même plus vrai que la réalité quand c’est écrit ! » On est tenté de voir dans cette sentence savoureuse la profession de foi de l’écrivaine Fawzia Zouari, qui nous conte l’histoire plus vraie que nature de la femme hors normes qu’elle est devenue, échappant aux assignations liées à sa naissance. Par la plume elle nous transporte.

Par le fil je t’ai cousue, de Fawzia Zouari, Plon, 364 pages, 19 euros

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