Santé, agriculture, architecture… Quand l’Afrique des solutions s’expose

Avec « Singulier plurielles – Dans les Afriques contemporaines », le scénographe et docteur en architecture Franck Houndégla célèbre plus de 50 démarches constructives nées sur le continent. À voir jusqu’au 31 juillet, à l’occasion de la Biennale internationale du design de Saint-Étienne.

John Amanam artiste plasticien, prothésiste. © John Amanam/Instagram.

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Publié le 11 juin 2022 Lecture : 6 minutes.

« Interdit d’uriner. Amende 1 000 F CFA. » Qui n’a jamais croisé cette inscription, ou l’une de ses nombreuses variantes orthographiques, rédigée en lettres maladroites sur les murs de sa ville ? Pas grand monde. Mais bien plus rares encore sont ceux qui savent que l’on peut aujourd’hui fabriquer des briques avec… de l’urine ! En juin 2021, le professeur Dyllon Randall de l’université de Cape Town a en effet obtenu le prix de l’innovation de l’Institution sud-africaine des ingénieurs chimistes pour cette invention révolutionnaire.

« En utilisant une technique inspirée de la formation naturelle des coquillages », les chercheurs ont mélangé, à température ambiante, de l’urine, du sable et des bactéries, et se sont servis d’un processus naturel, la précipitation microbienne de carbonate, pour faire « pousser » une brique solide comme du calcaire. Il leur a fallu, pour arriver à leurs fins, pas moins de 30 litres d’urine, récupérés auprès des étudiants de l’université ! L’idée pourrait prêter à sourire, mais lorsque l’on connaît le coût écologique et financier de la production de parpaings et lorsque l’on évalue la quantité d’urine produite en une journée par l’humanité, ce genre d’invention improbable mérite une attention toute particulière.

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L’exploration d’autres voies

Présentée à la Biennale internationale du design de Saint-Étienne (sud-est de la France), l’exposition « Singulier plurielles – Dans les Afriques contemporaines » rassemble une cinquantaine d’idées de ce genre, touchant à tous les domaines : de l’agriculture à la culture en passant par la santé, le bâtiment, la construction automobile, les transports ou bien la démocratie.

Vous ne trouverez pas les mots “système D” ou “bricolage” dans l’exposition

Dans sa note d’intention, le commissaire d’exposition Franck Houndégla écrit : « Du registre du corps à celui des territoires, de l’échelle ultra-locale à l’échelle continentale, les démarches présentées dans l’exposition engagent d’autres façons de concevoir, de produire et d’habiter. Elles ont en commun de se projeter hors des voies établies, entre tactique d’adaptation et stratégie de transformation plus globale des territoires. […] Toutes donnent à voir des usages hybrides, singuliers et innovants […]. »

Scénographe reconnu, docteur en architecture, enseignant en design, le Béninois est un fin connaisseur du continent, qui ne saurait se complaire ni dans l’afro-pessimisme bon teint ni dans les clichés rancis : « Vous ne trouverez pas les mots “système D” ou “bricolage” dans l’exposition. C’est la démarche des gens qui m’intéresse, leur exploration d’autres voies. »

Lave-mains mobile et prothèse bionique

Si toutes les idées et tous les projets présentés dans l’exposition ne sont pas forcément applicables sur une large échelle, ou suffisamment développés, ils témoignent d’une vitalité inventive qui va à l’encontre du fatalisme ambiant. Ainsi, la pandémie qui a frappé le monde dans sa globalité a suscité sur le continent de multiples réponses entrepreneuriales. Confronté aux difficultés rencontrées par les soignants pour se laver les mains correctement et dans toutes les situations, le designer nigérian Nifemi Marcus-Bello (NMbello Studio) a conçu un lave-mains mobile à partir de matériaux facilement accessibles, comme de l’acier tubulaire et de simples jerrycans.

Certaines réalisations présentées par Franck Houndégla sont proprement surprenantes

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Même démarche ou presque au Sénégal, où Kër Thiossane et son fablab Defko Ak Niëp ont inventé différents prototypes de lave-mains sans contact, aidés par l’anthropologue Yann Tastevin, ainsi que par le designer Bassirou Wade et son équipe. En Côte d’Ivoire, Corinne Ouattara a, elle, mis en place le « pass santé mousso » (« femme », en dioula). Ce bracelet connecté qui se porte comme un bijou est relié à une plateforme de données de santé, permettant ainsi une prise en charge médicale à la fois plus facile et plus rapide.

Toujours dans le domaine médical, certaines réalisations présentées par Franck Houndégla sont proprement surprenantes. En particulier celle de John Amanam, un sculpteur nigérian originaire d’Uyo, spécialiste des effets spéciaux pour le cinéma nollywoodien. Ce jeune homme de 33 ans s’est rendu compte, lorsque son frère a tragiquement perdu une main, qu’il n’existait guère de prothèses adaptées à la peau noire. Sans formation spécifique, il a réussi, après de nombreux essais, à produire une réplique hyperréaliste du membre amputé.

Le Tunisien Mohamed Dhaouafi qui a conçu une main artificielle dont les doigts sont commandés par les muscles du bras

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Devant le succès que sa réalisation a rencontré sur les réseaux sociaux et la forte demande qui en a découlé, aussi bien locale qu’internationale, Amanam a créé Immortal Cosmetic Art. L’entreprise, qui emploie aujourd’hui sept personnes, produit artisanalement des prothèses adaptées à la couleur de peau de chacun. Quant à ceux qui auraient besoin d’une prothèse bionique, ils pourront se tourner vers la société Cure Bionics, fondée par le Tunisien Mohamed Dhaouafi qui a conçu une main artificielle dont les doigts sont commandés par les muscles du bras, les pièces imprimées en 3D sont faciles à remplacer et la prothèse est rechargeable par énergie solaire…

Banques culturelles

Originale dans sa forme comme dans son propos, l’exposition « Singulier plurielles » sort des sentiers battus pour exposer une « conjugaison » de démarches qui se répondent les unes aux autres, « des projets qui ne sont pas tous de design, mais partagent des modalités de conception », comme le dit Franck Houndégla. En précisant : « À travers [ces] projets, [mis] au service du collectif, se dessinent des réseaux d’action, se diffusent de nouveaux modèles et s’écrivent d’autres narrations. »

Le mot « narration » importe, puisque l’exposition propose aussi une manière différente de raconter ce qui se crée en Afrique… et d’offrir des solutions à l’ensemble de l’humanité. « Des questions se posent, auxquelles répondent les concepteurs, explique Franck Houndégla, et leurs réponses peuvent s’appliquer ailleurs. »

La première banque culturelle de ce genre a été créée en 1993 à Fombori par un groupe de femmes

Il cite notamment les banques culturelles créées pour lutter contre le trafic des biens patrimoniaux en pays dogon. Pour éviter que les villageois ne soient tentés de revendre des œuvres ou du mobilier ayant acquis une forte valeur marchande sur les marchés internationaux, ils ont été incités à déposer leurs possessions dans des musées où ils peuvent être admirés par tout le monde, et ce, en échange d’un microcrédit. « La première banque culturelle de ce genre a été créée en 1993 à Fombori par un groupe de femmes, raconte Franck Houndégla. Ce type de dispositif n’aurait pas pu naître ailleurs, mais désormais il s’exporte puisqu’il existe des projets de banques culturelles en France et au Canada ! »

Des solutions reproductibles à l’international

Les démarches abordées par l’exposition sont, pour la plupart, applicables et duplicables en d’autres lieux. À l’image de la méthode de restauration des sols connue sous le nom de « Zaï » et défendue par Yacouba Sawadogo au Burkina Faso, ou du modèle développé par le centre de formation et de production agricole Songhaï, créé en 1985 à Porto-Novo (Bénin) par le prêtre dominicain Godfrey Nzamujo. Soutenu par le Programme des Nations unies pour le développement, il a en effet essaimé au Bénin, mais aussi au Nigeria, au Liberia, en Sierra Leone et au Congo.

Singulier plurielles présente aussi des initiatives pour consolider la démocratie

D’autres projets développés dans le domaine de l’agriculture sont de riches pourvoyeurs d’enseignements, que ce soit la vaste entreprise de « muraille verte », l’émission de téléréalité Ferme Factory au Sénégal ou le concept de la start-up Agri-pyramide, lancée par le Burkinabè Kévin Douamba. Baptisée « pyramide zoo-hydroponique », cette construction combine, sur une même surface, trois secteurs d’activités : la production végétale, la pisciculture et l’aviculture.

Reste qu’il serait réducteur de se cantonner aux questions économiques : outre proposer différentes sortes de briques écologiques pour construire maisons et bâtiments, « Singulier plurielles » présente aussi des initiatives pour consolider la démocratie. Comme le fait la startup BudgIT, créée en 2011 par le Nigérian Oluseun Onigbinde. L’idée est toute simple : offrir un accès précis, grâce à la technologie, aux dépenses publiques. Une façon d’opposer la transparence à la corruption et de mettre le gouvernement face à ses responsabilités. Nombreux, dans le monde, sont les pays qui bénéficieraient sans doute d’un pareil contrôle citoyen.

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