Égypte : Abdel Fattah al-Sissi face à son destin

L’homme fort du pays hésite-t-il à briguer la présidence ? Ou son attentisme n’est-il qu’un stratagème destiné à faire monter le désir chez ses admirateurs ? Après le succès du référendum des 14 et 15 janvier, Abdel Fattah al-Sissi ne devrait plus tarder à se dévoiler…

Fatah al-Sissi dans un bureau de vote au Caire, le 14 janvier. © AP/Sipa

Fatah al-Sissi dans un bureau de vote au Caire, le 14 janvier. © AP/Sipa

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 27 janvier 2014 Lecture : 6 minutes.

Mis à jour à 13h14.

"Si le peuple le réclame, je serai candidat à la présidence", avait déclaré avec des accents nassériens le général Abdel Fattah al-Sissi quelques jours avant que les Égyptiens soient convoqués aux urnes pour se prononcer sur la dernière version de la Constitution postrévolutionnaire. Le oui quasi unanime du peuple au référendum des 14 et 15 janvier (97,7 %) a-t-il répondu à ses appels du pied ?

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Sa nomination, lundi 27 janvier, au rang de maréchal – un grade très rare dans l’armée égyptienne – montre en tout cas qu’il ne lui reste plus qu’une seule et dernière marche à gravir : celle qui mène au rang de chef de l’État. Homme fort du pays depuis le 3 juillet 2013, jour où il a destitué Mohamed Morsiprésident islamiste élu, puis honni -, le ministre de la Défense deviendra-t-il un nouveau raïs issu de l’armée, dans la grande tradition de l’Égypte prérévolutionnaire ? À plusieurs reprises, les militaires ont affirmé que leur chef d’état-major ne nourrit aucune ambition présidentielle. Et lui-même serait encore hésitant. "Veut-il se faire gardien de la Constitution et faiseur de roi, ou bien devenir le chef de l’exécutif ?" s’interroge son compatriote Tewfik Aclimandos, chercheur associé au Collège de France. Cet homme prudent a l’habitude de mûrir longuement ses décisions. Trop, lui reproche-t-on parfois.

La "sissimania" qui s’est emparée des Égyptiens depuis la chute des Frères musulmans semble le pousser inexorablement vers le palais présidentiel.

Pourtant, la "sissimania" qui s’est emparée des Égyptiens depuis la chute des Frères musulmans semble le pousser inexorablement vers le palais présidentiel. Posters, affiches… Dans la capitale, on ne voit que lui. Flanqué d’un aigle et d’un lion, symboles de puissance, ou des portraits des illustres généraux présidents, Nasser et Sadate. Les effigies de cette nouvelle star de 59 ans se déclinent en tee-shirts, casquettes, bannières et même en boîtes de chocolat. Les médias, pour la plupart détenus par des hommes d’affaires tout acquis au "sauveur de la nation", ne tarissent pas d’éloges. Une pétition l’appelant à briguer la présidence aurait déjà recueilli plusieurs millions de signatures. Hoda, fille du grand Gamal Abdel Nasser, l’appelle à prendre ses responsabilités. Amr Moussa, actuel président de l’Assemblée constituante et ex-candidat à la présidentielle de 2012, prédit que Sissi accédera "à la demande populaire".

>> Lire l’interview du politologue Tewfik Alclimandos : "Sissi est naturellement contre-révolutionnaire mais plutôt démocrate"

Haine féroce

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Certes, outre les Frères musulmans, qui, rejetés dans la clandestinité, lui vouent une haine féroce, une petite minorité s’alarme d’un possible retour à l’ancien régime. Son culte de la personnalité horripile les plus révolutionnaires des jeunes militants de 2011. Sur la base d’une loi promulguée fin novembre 2013, deux leaders du Mouvement du 6-Avril ont été arrêtés, alors qu’ils appelaient précisément à manifester pour son abrogation. Et la brutalité avec laquelle ont été réprimés les rassemblements des Frères musulmans (plus de 1 000 morts depuis août 2013) est désapprouvée par nombre d’Égyptiens, y compris dans les milieux hostiles aux islamistes. "Oui, le projet de Constitution sera adopté. Puis Sissi se fera élire, ce sera une pitoyable farce électorale", prophétisait Bilal Fadl, éditorialiste au quotidien Al-Chourouk, qui redoute un troisième round révolutionnaire d’une violence inédite.

"Sissi n’est pas un dictateur. C’est un patriote, qui a empêché une guerre civile", estime pour sa part Amr Moussa. De fait, renchérissent ses soutiens, la nouvelle Constitution limite le mandat présidentiel à quatre ans, renouvelable une fois. Mais les sceptiques s’inquiètent, car ce texte prévoit aussi qu’il reviendra à l’armée de choisir le ministre de la Défense ces huit prochaines années. "Depuis longtemps, Sissi a très peur d’un scénario à l’algérienne, analyse Aclimandos. Il est naturellement contre-révolutionnaire, mais il parierait plutôt sur la démocratie que sur un système fasciste. Et puis, il sait qu’on ne peut rien faire contre la jeunesse." Est-il nassérien, comme l’avancent nombre de ses partisans ? Après que Morsi l’eut nommé au ministère de la Défense, on le disait également proche des Frères, qu’il pourchasse aujourd’hui. Pour ses adversaires, sa réserve n’est que l’expression de sa duplicité, qu’il cache souvent derrière des lunettes noires.

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Proche de l’Arabie saoudite

Inconnu avant son entrée au gouvernement en 2012, le général n’apparaît que très peu en public, la plupart du temps lors de cérémonies militaires retransmises à la télévision. Ce 14 janvier, sa visite dans deux bureaux de vote du Caire a fait exception. Les mesures de sécurité qui l’entouraient ce jour-là ont donné une idée des menaces qui pèsent sur lui et de l’importance accordée à cette rare apparition. Ceux qui ont pu l’approcher décrivent un homme calme, confiant, cultivé, croyant, et se disant entièrement dévoué au peuple.

Né au Caire le 19 novembre 1954, Sissi intègre à 23 ans l’Académie militaire et le corps d’infanterie mécanisée. Ayant parfait sa formation à l’École d’état-major et de commandement, puis en Grande-Bretagne et aux États-Unis, il devient pendant deux ans attaché militaire en Arabie saoudite. Les liens qu’il noue alors dans ce pays très hostile aux Frères musulmans lui seront très utiles par la suite : Riyad a en effet soutenu la destitution de Morsi de toute sa puissance de feu diplomatique et financière. "L’économie est sinistrée, et le nouveau pouvoir aurait été confronté à de terribles difficultés si les États du Golfe ne lui avaient pas avancé, en sept mois, 25 milliards de dollars [18,4 milliards d’euros]", souligne Aclimandos.

Brillant officier, Sissi s’est aussi révélé visionnaire. Nommé à la tête du renseignement militaire, devenant ainsi le plus jeune membre du Conseil suprême des forces armées (CSFA), il présente en 2010 au maréchal Tantaoui – le puissant ministre de la Défense qu’il a depuis remplacé – un rapport prédisant un soulèvement populaire pour mai 2011, et lui recommande de soutenir le peuple sans ouvrir le feu. Il ne s’est trompé que de treize petites semaines : la révolution tunisienne enclenche le mouvement en décembre 2010… Selon Yasser Rizk, rédacteur en chef du quotidien Al-Masry al-Youm, il avait deviné avant tout le monde que l’obscur Mohamed Morsi, candidat de remplacement des Frères musulmans, serait le futur président. Sissi est également un homme d’une grande piété, qui récite le Coran, se rend à La Mecque, sa femme et ses filles sont voilées, et l’un de ses oncles était un membre éminent des Frères musulmans.

Patriote et musulman modéré, comme la majorité du peuple

Il n’en fallait pas plus pour que, à l’arrivée au pouvoir de Morsi, en juin 2012, la confrérie voie en lui le candidat idéal pour remplacer le vieux maréchal Tantaoui, pilier de l’ancien régime, au ministère de la Défense et à la tête du CSFA. Jusqu’à son retournement contre le président islamiste en juin 2013, la rumeur de sa proximité avec les Frères était largement répandue, et propagée par la confrérie elle-même. "C’est l’un des meilleurs tours que Tantaoui a joué aux Frères : leur faire croire que Sissi était des leurs. Or, bien que très pieux, il était leur plus grand adversaire", explique Aclimandos. Leur vision d’un islam politique transnational va en effet à rebours des convictions de ce patriote et musulman modéré, comme d’une écrasante majorité du peuple.

Entre Morsi et son ministre de la Défense, les relations de bonne intelligence feront long feu. Le 20 novembre 2012, le président islamiste promulgue une déclaration constitutionnelle qui scandalise des millions d’Égyptiens et en précipite des centaines de milliers dans les rues du Caire. Sissi propose une médiation. Le président se défile. Le général est furieux. Après s’être mis à dos la justice, les médias et la police, Morsi, depuis sa roche Tarpéienne, a retourné l’armée contre lui, ouvrant à Sissi les portes du Palatin. En avril 2013, naît le mouvement Tamarod ("rébellion"), qui, le 30 juin, rassemble des millions d’Égyptiens contre le régime islamiste. Le 3 juillet, Morsi est destitué.

Si, selon Aclimandos, l’establishment militaire envisageait ce scénario depuis au moins deux mois, Sissi, une nouvelle fois prudent, a tenté jusqu’au dernier moment de trouver une solution avec Morsi. Beaucoup y voient la preuve que la destitution de ce dernier n’est pas due à un coup d’État militaire, et que l’armée s’est contentée de répondre à une demande du peuple. Cette même demande que le général a réclamé le 13 janvier pour se lancer dans la bataille présidentielle. L’écrasante victoire du oui à la Constitution a-t-elle à ses yeux valeur de plébiscite ? Au Caire, nombreux sont ceux qui espèrent voir le 25 janvier, jour du troisième anniversaire de la révolution, se transformer en une vaste mobilisation populaire, portée par un slogan : "Le peuple veut Sissi pour président".

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