Nelson Mandela : l’Afrique du Sud sans lui

Il était un symbole, le ciment de toute une nation. Même si l’ancien président Nelson Mandela s’était retiré de la vie politique depuis des années, sa disparition inquiète Noirs et Blancs dans un pays toujours hanté par les fantômes du passé.

Au passage du convoi funéraire, le 11 décembre à Pretoria. © Muhammed Muheisen/AP/Sipa

Au passage du convoi funéraire, le 11 décembre à Pretoria. © Muhammed Muheisen/AP/Sipa

ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 23 décembre 2013 Lecture : 7 minutes.

Ce 11 décembre, six jours après la mort de Nelson Mandela, son corps est enfin exposé au public. Des milliers de personnes se pressent devant Union Buildings, le siège du gouvernement et de la présidence, à Pretoria. Mais l’idée même de faire la queue pour aller s’incliner devant la dépouille de l’ancien chef de l’État fait sourire Hanz, tant elle lui paraît saugrenue. "Pour quoi faire ?"

Attablé dans un bar de la périphérie de Johannesburg où se retrouvent des Afrikaners plutôt modestes, ce quinquagénaire blanc s’inquiète : "C’est à partir de maintenant que ça va commencer à secouer." Hanz en est persuadé : la mort du héros de la lutte antiapartheid marque le début de la fin. "Vous allez voir ! Tout va s’effondrer comme au Zimbabwe", promet-il, reprenant un refrain déjà entendu lors de l’élection de Mandela, en 1994, puis de son départ de la présidence, en 1999.

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Lerato aussi a plus de 50 ans. Et comme Hanz, elle s’inquiète, mais pour de tout autres raisons. Militante du Congrès national africain (ANC, au pouvoir) et employée dans un ministère, elle regrette que "les jeunes qui n’ont pas connu l’apartheid ne s’intéressent plus vraiment à la politique. Il faut absolument qu’ils comprennent que c’est important de voter pour l’ANC. Sinon, les Blancs risquent de revenir au pouvoir. Et nous retournerions là où nous en étions avant Mandela".


Graça Machel (à g.), veuve de Nelson Mandela et Winnie Mandela, son ex-épouse. © Matt Dunham/AP/Sipa

À Yeoville, quartier du centre de Johannesburg où se concentrent les communautés issues d’autres États du continent, c’est encore une autre crainte que l’on formule. La mort du "Vieux" ne va-t-elle pas donner le coup d’envoi d’une nouvelle vague de violences xénophobes et les contraindre à quitter le pays ?

20px;" />Avec Nelson Mandela, l’Afrique du Sud a perdu un guide, une conscience nationale, mais aussi un ciment, un trait d’union. Il parvenait à susciter l’admiration des membres les plus extrémistes de chacune des communautés de la nation Arc-en-Ciel. Il était le Sud-Africain par excellence, celui dont tous aimaient se réclamer.

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Lerato n’osera jamais reprocher à Nelson Mandela de s’être autant consacré à apaiser les peurs des Blancs après 1990. Elle s’impatiente, voudrait que le gouvernement fasse davantage pour améliorer les conditions de vie des Noirs, mais ne songe même pas à critiquer l’homme qui a mis fin à l’apartheid et qui, grâce à son attitude exemplaire et à son intégrité, a réussi à toucher jusqu’aux esprits les plus étriqués de la minorité blanche. Même Hanz reconnaît que "Mandela, c’était un grand homme" et qu’il "a fait beaucoup de bonnes choses pour le pays". Sauf qu’immédiatement, il ajoute : "Mais qu’a-t-il fait pour moi personnellement ? Rien. La seule chose qui a changé, c’est qu’après lui un racisme noir s’est installé au pouvoir." 

Un peuple qui veut voir un changement dans les portefeuilles

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Contrairement aux prédictions affolées de Hanz, la mort de Mandela n’a pas donné lieu à des scènes de violence et de vengeance contre les Blancs. À bien regarder le public, parsemé de visages blancs, du grand stade de Soweto, où un hommage officiel lui était rendu le 10 décembre, on a même pu croire au retour de l’enthousiasme et de la ferveur de 1994, qui fut un moment de concorde nationale unique dans l’histoire de l’Afrique du Sud.

Sans doute cet esprit perdurera-t-il encore quelques mois. Mais l’Afrique du Sud a en réalité bien changé depuis vingt ans, et certains signes ne trompent pas. Jacob Zuma n’a-t-il pas été hué et sifflé lors de son arrivée au stade ? Le rejet de l’actuel chef de l’État n’a-t-il pas, à ce moment précis, été plus fort que les égards dus à son illustre prédécesseur ? Le fol espoir de 1994 a laissé place à l’impatience, et la liberté individuelle, devenue un acquis, ne suffit plus à obtenir la gratitude d’un peuple qui veut désormais voir un changement dans les assiettes et dans les portefeuilles.


À gauche, le Sénégalais Macky Sall. © Elmond Jiyane/AFP

Le compromis historique élaboré sous Nelson Mandela entre des milieux d’affaires rassurés quant à la possibilité de continuer de prospérer dans ce pays de cocagne et les travailleurs noirs à qui l’on demandait d’être patients, d’attendre une amélioration progressive de leurs conditions de vie, est à l’évidence à bout de souffle. Il est même aujourd’hui menacé des deux côtés : par les investisseurs, dont la confiance en l’économie sud-africaine se dégrade impitoyablement de mois en mois, et par les travailleurs et les chômeurs, qui, multipliant grèves et manifestations, s’estiment en droit de toucher enfin les dividendes de la liberté.

La montée en puissance de Cyril Ramaphosa, vice-président de l’ANC

Repenser l’Afrique du Sud : c’est le défi titanesque qui attend le président Zuma pour les cinq prochaines années. Car malgré son impopularité manifeste dans une partie de l’opinion, personne n’imagine que son parti, l’ANC, ne sorte pas victorieux des élections du deuxième trimestre de 2014 et que Zuma ne soit pas reconduit à la tête de l’État. Mais l’humiliation subie à Soweto et un score moins élevé que prévu pourraient accélérer la montée en puissance de son probable successeur, Cyril Ramaphosa, le vice-président du parti. Un homme que certains, à Pretoria, verraient bien jouer, de facto, les chefs de gouvernement dès 2014, aux côtés d’un Zuma qui serait cantonné à un rôle de représentation. Le statut de maître de cérémonie confié, lors de la grande cérémonie du 10 décembre, à cet ancien leader syndical et négociateur de la fin de l’apartheid a donné un peu plus de crédit à cette hypothèse. D’autant que lui n’a pas été hué…


Le prince marocain Moulay Rachid (à g.) et le Palestinien Mahmoud Abbas.
© Elmond Jiyane/AFP

Mais cet attelage inédit saura-t-il mener à bien la "seconde transition" (baptisée ainsi par Zuma l’année dernière) qui devrait permettre à la majorité noire de s’émanciper économiquement ? Surtout, saura-t-il le faire tout en préservant la réconciliation, en l’absence de son principal architecte, Nelson Mandela ? Le défi est immense, et une éventuelle percée électorale du populiste Julius Malema, fondateur en juillet du parti Combattants pour la liberté économique (Economic Freedom Fighters), qui promet la confiscation des terres des grands propriétaires blancs et des nationalisations dans le secteur minier, ne ferait qu’accroître la pression sur l’ANC.

>> Lire aussi : Zuma peut-il survivre à la mort de Mandela ?

Malgré les peurs qu’elle suscite, la disparition de Nelson Mandela ne change rien à la délicate équation. Ce dernier avait eu la sagesse de se retirer progressivement de la vie politique (et c’est aussi l’un des aspects les plus précieux de son héritage). Ainsi, en 1999, sa préférence pour Cyril Ramaphosa dans la course à sa succession n’avait pas empêché le triomphe de Thabo Mbeki, élu à deux reprises à la présidence. En membre discipliné de l’ANC, Mandela, bien sûr, n’a pas insisté. Avec son siècle d’histoire et son million de membres, ce parti est une machine complexe dont les rouages, forgés dans la clandestinité de la lutte, empêchent qu’un seul homme, aussi providentiel soit-il, le contrôle. Non content de s’être abstenu de peser sur le choix de ses successeurs, Mandela n’a pas non plus haussé le ton lorsque certains ministres ont été pris dans des scandales de corruption. Pas même en 2008 quand Jacob Zuma – qui présidait alors l’ANC mais pas encore le pays – a été accusé de corruption, racket, fraude fiscale et blanchiment d’argent.


Le Guinéen Alpha Condé (au centre). © Elmond Jiyane/AFP 

Madiba a cessé de n’être "que" lui pour devenir une icône

Par sa discrétion, Madiba a démontré de son vivant que le pays pouvait vivre sans lui. Son silence presque total, ces trois dernières années, alors qu’il paraissait absent à lui-même lors de ses rares apparitions télévisées, n’a pu que renforcer cette impression. De même que ces longs mois d’inquiétude, depuis sa dernière hospitalisation en catastrophe, en juin. Cela fait bien longtemps que Mandela avait cessé de n’être "que" lui-même pour devenir une icône, comme n’ont cessé de le répéter les autorités sud-africaines, un père de la nation mythique venu réconcilier des communautés irréconciliables pour les sauver d’un bain de sang programmé.

Cela fait bien longtemps qu’a été décidée l’érection d’une statue à sa gloire (ce qui sera chose faite à Union Buildings, le 16 décembre, dès le lendemain de son enterrement dans son village de Qunu).


Le Français François Hollande, avec à sa droite l’ancien président Nicolas Sarkozy
et à sa gauche, la première dame Valérie Trierweiler. © Elmond Jiyane/AFP

"On se préparait à sa disparition depuis 2010"

"Soyons honnêtes, conclut Salomon, un entrepreneur de 36 ans, qui, ce 11 décembre, fait la queue pour voir de ses propres yeux le corps de Madiba. On se préparait à sa disparition au moins depuis 2010." Dans cette file presque exclusivement noire, qui s’étire sur près de 2 km, au premier des trois jours de l’exposition du cercueil, Salomon tient par la main Marang, son fils de 9 ans. Il veut "lui enseigner l’histoire de son pays et lui dire à quel point cet homme-là était grand".

Malgré les heures d’attente, l’atmosphère est portée par un joyeux mélange de célébration et d’excitation. L’homme qui repose sous le dais blanc avait été, au même endroit il y a bientôt vingt ans, le premier Noir investi président de l’Afrique du Sud. Quand le cortège pénètre dans l’amphithéâtre, les rires cessent et les grandes conversations laissent la place à de discrets murmures. Chacun n’a que quelques secondes pour passer devant le cercueil et voir ce visage si familier devenu inerte. La nation Arc-en-Ciel a perdu son père, mais les mythes, eux, sont éternels.

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