Maroc – Mahi Binebine : « En Afrique, plus on s’enfonce, plus on rit »

Dans son très beau roman « Mon frère fantôme », l’écrivain et artiste Mahi Binebine se fait à nouveau l’écho des voix plurielles du peuple marocain.

L’auteur marocain Mahi Binebine. © Vincent Fournier/JA

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Publié le 1 juillet 2022 Lecture : 4 minutes.

« Le poète est un intermédiaire entre l’homme raisonnable et le fou ». La phrase en exergue sur le site internet de Mahi Binebine s’applique à sa façon de créer, en tant qu’écrivain et en tant qu’artiste. Depuis son premier roman Le Sommeil de l’esclave, paru en 1992, l’auteur né en 1959 à Marrakech construit une œuvre où se marient les extrêmes.

Les personnages, les lieux, les conditions sociales, les destins individuels se rencontrent, se confrontent, se heurtent. Dans Mon frère fantôme, l’opposition se crée au sein même de Kamal, le personnage principal. Lui et son alter ego cohabitent dans le même corps. « Nous étions les deux moitiés d’un être que nous n’aimions pas forcément mais avec lequel nous avions appris à vivre », résume le narrateur. Devenu le meilleur guide de la place Jemaa el-Fna de Marrakech, il parle au nom des deux êtres en lui, à la première personne du pluriel, et déroule son histoire.

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Les femmes au cœur de l’œuvre

Dans la maisonnée de la médina, on retrouve des femmes comme sait si bien les décrire Mahi Binebine. Aux côtés de la mère et la tante Milouda, la sœur aînée, Chama, « née pour ainsi dire adulte » qui besogne « telle une bête de somme sans rechigner ». Mais aussi fortes soient-elles, elles doivent subir le joug d’Omar, grand frère qui a porté trop tôt la charge de la famille après la mort du père. Le regard de Kamal et de son double diverge sur celui qui fait sa loi dans la famille : « Kamal et moi avions des opinions opposées au sujet de Omar. Lui le vénérait (…) Et moi, je le prenais pour ce qu’il était : un saligaud de quatorze ans, arrogant, méprisant, régnant sur la vermine du quartier. » Chama fait en particulier les frais de la surveillance de son frère…

Les lieux, eux aussi, sont schizophrènes. Kamal est pensionnaire de La Goutte de lait, une école religieuse gouvernée par sœur Odette et sœur Bénédicte, affectueusement surnommées Masœurettes. Un grand écart avec sa vie à la médina, que nous décrit Mahi Binebine : « Il y a une dualité à tous les niveaux dans ce texte. La Goutte de lait et son ordre, son calme, et sa sévérité parfois, puis la médina et son joyeux chaos, son énergie, sa misère et parfois sa violence. Kamal le fou/ Kamal le sage. Même la grand-place si accueillante la journée se transforme en ogresse la nuit. Je vis dans un pays où la schizophrénie fait partie du quotidien, où la tradition cohabite avec la modernité. Et en réalité, j’ai autant besoin d’ordre que de chaos. »

La dualité se retrouve aussi dans les interactions sociales. Celui qui apporte le malheur peut être à l’origine d’une trouée de bonheur. Par l’intermédiaire d’Omar, son frère malfrat, Kamal rencontre Mounia, membre de sa bande. « Ainsi était née une amitié amoureuse entre la voyoute et le désaxé que nous étions ». Les voix discordantes s’estompent dans sa tête. Mais la roue du destin peut tourner dans les deux sens : « On est un peu dans une sorte de tragédie grecque. Quel que soit l’élan de vie du héros, la chute est inévitable. C’est ainsi que je perçois les petites gens de la médina qui ont peuplé mon enfance. Mais reste l’espoir… et puis, la rédemption vient toujours de l’amour. »

La médina, un personnage à part entière

La médina est un personnage à part entière de Mon frère fantôme. Si faire vivre les villes est une des caractéristiques des romans de Mahi Binebine, Marrakech est à la genèse du livre : « Un éditeur américain a créé une collection appelée « Les villes noires ». Il y a Paris noire, Londres noire, New York noire… Et il a décidé de faire Marrakech noire. Il a demandé à des auteurs d’écrire un petit polar de quinze pages et de raconter en même temps leur ville. J’ai donc joué le jeu. Mais frustré de ne pouvoir m’étendre dans ce récit, j’ai décidé d’en faire un vrai roman. » Une ville au cœur de son œuvre, une ville au cœur de sa vie : « je viens du fin fond de la médina de Marrakech. Je sais ce qu’endurent les miens. Non seulement j’essaie de leur donner une voix, mais je crée des centres culturels pour offrir à leurs enfants une chance de s’en sortir. »

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À l’aune de son parcours et de ses engagements, on comprend mieux la plume de Mahi Binebine. Au creux du malheur, une force de vie soulève ses personnages. Même face à la pire des épreuves, il fait jaillir des traits d’humour : « la vie est une farce tragi-comique. Et il faut la prendre comme elle nous vient, avec dérision et humour. C’est la seule façon de la traverser en paix. Savez-vous que le continent africain est celui où l’on se suicide le moins sur la planète, alors qu’on aurait toutes les raisons pour le faire ? Mais chez nous, plus on s’enfonce, plus on rit. »

Un roman solaire et lunaire

La double personnalité de Kamal, Mahi Binebine la revendique pour lui-même : « L’artiste est par essence schizophrène. Je passe ma vie à délibérer. Et je ne suis pas comme le général De Gaulle qui disait : ‘quand je délibère, les jeux sont faits’. Les miens ne sont jamais faits. Ça peut basculer à la dernière seconde. »

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L’intrigue passionnante de Mon frère fantôme rebondit sur ces points de bascule tissés par le destin. Ce roman est à sa façon bipolaire : solaire et lunaire à la fois. Les pieds dans la boue, les personnages pointent leur regard vers les lumières du ciel. Parce que, nous dit Mahi Binebine, « nous sommes des pions mais nous avons la possibilité de lutter, de sortir la tête de l’eau, de rêver… »

« Mon frère fantôme » © Éditions Stock

« Mon frère fantôme » © Éditions Stock

Mon frère fantôme, de Mahi Binebine (éd. Stock, 228 p., 19,50€)

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