Bitcoin en Centrafrique : cinq questions pour mieux comprendre

Alors que Bangui lance officiellement son nouveau système monétaire numérique dénommé « Sango » le 3 juillet prochain, quels sont les véritables enjeux de cette décision ? Décryptage.

© Pascal SITTLER/REA

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Publié le 28 juin 2022 Lecture : 7 minutes.

1 – Pourquoi maintenant et pour quoi faire ?

Financièrement, toutes les possibilités d’aides à destination des caisses centrafricaines sont bloquées depuis près de dix ans. Fin juillet 2021, le Conseil de sécurité des Nations unies prolongeait d’un an l’embargo sur les armes imposé depuis 2013 à la Centrafrique ainsi que l’interdiction de voyager et le gel des avoirs de certaines personnes et entités désignées par le Comité des sanctions.

De nombreux pays et institutions lui ont emboité le pas, en réaction à l’instabilité et aux violences qui secouent le pays depuis le renversement de François Bozizé. L’aide budgétaire de la France ? Les appuis financiers de la Banque mondiale et du FMI ? Tout est gelé. Les autorités centrafricaines qui espèrent pouvoir solliciter une aide financière de la Russie, ont commencé à scruter toutes les possibilités pour tenter de renflouer les caisses de l’État.

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De fait, si la Russie doit accorder des financements aux autorités centrafricaines, la transaction doit absolument passer par la Banque centrale européenne (BCE) pour la conversion des roubles en euros. Car la monnaie en vigueur actuellement en Centrafrique est le franc CFA, qui est arrimé à l’euro et dispose d’une parité fixe et est garanti par le Trésor français. Cette transaction doit ensuite passer par la Banque des États d’Afrique centrale (BEAC) pour la conversion de l’euro en franc CFA. Or, avec la cryptomonnaie, l’opération peut se faire directement sans intermédiaire, de manière instantanée et sans frais. D’où l’attrait d’un pays sous embargo pour ce genre de devise.

Les démarches pour faire du bitcoin une monnaie officielle ont débuté depuis près d’un an. Mais elles se sont accélérées au fil des semaines lorsque les voies traditionnelles de ravitaillement financier du pays se sont bloquées davantage. Bangui vient d’ailleurs d’annoncer le lancement le 3 juillet prochain de « Sango », son nouveau système monétaire numérique alimenté par la technologie blockchain [technologie de stockage et de transmission d’informations sans intermédiaire]. « Le Sango, catalyseur de la tokénisation des vastes ressources naturelles du pays, est l’initiative économique la plus progressiste en Afrique et ailleurs », peut-on lire dans le communiqué diffusé par la présidence centrafricaine le 27 juin. En d’autres termes, le nouveau système monétaire numérique promet de valoriser les ressources naturelles du pays dans le monde digital, en les matérialisant dans des tokens (des jetons) échangeables sur une blockchain.

2 – Comment est censée fonctionner la nouvelle « monnaie » ?

Devise numérique reposant sur la technologie de la blockchain qui prétend assurer la sécurité, la transparence et la fiabilité des transactions, la cryptomonnaie n’a pas d’existence physique, ni de cours légal. Elle échappe ainsi au contrôle de la Banque centrale.

En Centrafrique, cette monnaie numérique a vocation à être utilisée à côté du franc CFA – la monnaie régionale encadrée par la Banque des États d’Afrique centrale (BEAC). Concrètement, les Centrafricains pourront désormais effectuer des transactions avec le bitcoin, s’ils disposent d’une connexion internet et d’un portefeuille numérique (wallet) ou d’un accès à une plateforme de cryptomonnaie, dont l’usage a été légalisé il y a deux mois.

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Autre changement : tout agent économique est tenu d’accepter cette cryptomonnaie comme moyen de paiement lorsqu’elle est proposée pour un achat. Et si le franc CFA reste la « monnaie de référence », comme l’a expliqué la présidence centrafricaine fin avril, l’État doit garantir « une convertibilité automatique et instantanée » des cryptomonnaies utilisées en Centrafrique – et vice versa.
Selon les experts, l’usage des cryptomonnaies qui s’accompagne de l’anonymat, augmente les risques de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme. La volatilité de la monnaie numérique – liée au fait que le bitcoin fluctue en fonction de la loi de l’offre et de la demande  – créée aussi des risques. Quant au taux de pénétration d’internet, qui se situe autour de 11 % dans le pays, il laisse place à de grandes incertitudes sur le succès potentiel de l’initiative.

3 – Existe-t-il un précédent dans le monde ?

La Centrafrique est le deuxième pays au monde à avoir pris une telle décision après le Salvador, le 7 septembre 2021. Dans ce pays d’Amérique latine qui a acheté 550 bitcoins (l’équivalent de 22,4 millions de dollars au cours d’alors) dès octobre, la pénétration de la nouvelle monnaie n’a pour le moment pas l’effet attendu.

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Une étude récemment publiée par trois chercheurs des universités de Chicago, de Pennsylvanie et de Yale estime qu’à ce jour au Salvador, 20 % des entreprises acceptent la cryptomonnaie, la majorité d’entre elles étant des grandes entreprises. « Nous constatons également qu’en moyenne, seulement 4,9 % de toutes les ventes sont payées en bitcoin, et que 88 % des entreprises transforment ses bitcoins en dollars, sans les conserver dans Chivo Wallet [l’application conçu par le gouvernement pour opérer des paiements en bitcoin, ndlr] », indique les auteurs de l’étude.

Le Salvador a fait le choix de garder le dollar en parallèle. Dans ce pays où 64,6 % de la population a accès à l’internet mobile, le bitcoin peut permettre de régler ses achats, de rembourser un crédit ou encore de payer ses impôts. À la différence de la Centrafrique, la décision du Salvador n’a pas donné lieu aux mêmes réactions négatives de ses voisins car la région n’est pas intégrée économiquement et n’est soumise à aucun régulateur régional. Le Salvador demeure néanmoins dépendant du dollar et observé par les institutions multilatérales comme le FMI, qui a critiqué son choix et proposé une aide financière contre l’abandon de la cryptomonnaie.

Bien que les résultats soient mitigés et l’annonce soudaine, le pays dirigé par Nayib Bukele a en partie préparé sa conversion au bitcoin en lançant en juin 2021, l’application Chivo Wallet. Le lancement de l’application a été couplé à une incitation financière lors de son téléchargement (30 dollars en bitcoin) et donné lieu à une vaste campagne de promotion auprès de la population via les réseaux sociaux et les médias. Chivo Wallet n’a néanmoins pas conquis les foules (50 % de la population l’a téléchargé selon les autorités salvadoriennes mais peu l’utilisent au quotidien) et subit encore des bugs et des fraudes.

Par ailleurs, le Salvador qui espère devenir un leader du modèle bitcoin dans le monde, n’a pas défini de réglementation claire sur la question.

4 – À quels risques s’expose Bangui ?

Sur le plan macroéconomique, la Centrafrique s’expose à des difficultés en matière de levées de fonds et d’emprunt. L’expérience salvadorienne montre que le choix du bitcoin a poussé les agences de notation comme Moody’s ou S&P à abaisser drastiquement leur notation souveraine. En conséquence, la capacité d’emprunt du Salvador est aujourd’hui lourdement freinée par des taux d’emprunt fixés à 24 %.

Le pays d’Amérique centrale a ainsi tenté d’émettre des obligations bitcoin afin de lever un milliard de dollars dont la moitié servirait à acheter des cryptomonnaies. Ainsi qu’au financement de Bitcoin City, une métropole rêvée par Nayib Bukele qui serait dédiée aux fermes de minage du cryptoactif. Mais cette initiative n’a pas rencontré le succès espéré et est pour le moment reportée.

Sur le plan réglementaire, le pays fait face à un vide juridique qu’il doit combler. « Il faut établir des taxonomies claires pour définir les conditions d’entrée sur le marché. Le régulateur – qui doit lui aussi être précisément désigné – doit assujettir les opérateurs aux obligations liées à l’anti-blanchiment et les obliger à obtenir une licence », indique Sofia El Mrabet, avocate, membre de l’incubateur de politique publique Je m’engage pour l’Afrique et experte des fintech.

« Il existe 16 000 cryptomonnaies dans le monde et 80 % d’entre elles sont de l’escroquerie. Si elle veut réussir, la Centrafrique doit donc rapidement réguler le secteur pour éviter les arnaques qui contribueraient à nourrir la peur d’une population qui n’est pas éduquée à la finance et encore moins aux cryptomonnaies », abonde Nelly Chatue-Diop, fondatrice d’Ejara, start-up camerounaise qui développe un portefeuille de crypto connecté aux services de mobile money.

5 – Sur qui Touadéra s’appuie-t-il pour faire aboutir son projet ?

En première ligne des démarches d’officialisation de la cryptomonnaie, on trouve le ministre conseiller du président centrafricain en matière de grands travaux et d’investissements, Pascal Bida Koyagbele. Très proche de Faustin Archange Touadera dès son accession au pouvoir en 2016, Bida Koyagbele fait partie de ceux qui ont rapproché Bangui de Moscou.

Il a tout pouvoir de mener des projets dits d’investissements, avec dans son sillage, des Russes qui gravitent autour du président centrafricain. C’est lui qui a rencontré des spécialistes de la blockchain aux États-Unis pour travailler sur le projet centrafricain.

À ses côtés, on retrouve également Gourna Zacko, le ministre centrafricain des Postes et Télécommunications. C’est lui qui a défendu le projet de loi à l’Assemblée nationale. Quant au Camerounais Émile Parfait Simb, devenu très proche de Touadéra, il fait partie de ceux qui ont mûri l’idée. Il a même obtenu un passeport diplomatique avec pour titre officiel celui de conseiller spécial du président de l’Assemblée nationale et patron du parti au pouvoir, Simplice Matthieu Sarandji.

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