Grandes familles marocaines : qui gère vraiment le royaume ?

Business, politique, administration… Depuis des générations, les mêmes puissantes dynasties dirigent le Maroc. Enquête.

Le roi du Maroc, Mohammed VI (à g.) et le prince Moulay Rachid, en Espagne, le 16 juillet. © FADEL SENNA/AFP

Le roi du Maroc, Mohammed VI (à g.) et le prince Moulay Rachid, en Espagne, le 16 juillet. © FADEL SENNA/AFP

Publié le 12 août 2013 Lecture : 7 minutes.

Démêler l´écheveau des grandes familles marocaines est un voeu pieux. De l´avis de Maria Moukrim, une journaliste qui a longuement enquêté sur le sujet, « une vie de recherches ne suffirait pas à retracer les connexions innombrables qui lient les élites administratives, politiques et économiques du Maroc ».

Le politologue John Waterbury, dont Le Commandeur des croyants : la monarchie marocaine et son élite (paru aux Presses universitaires de France en 1975) reste l´ouvrage de référence sur le pouvoir marocain, constate que « l´élite est un monde clos, une société étroite dont l´esprit de clan est encore renforcé par la pratique croissante d´intermariages ». Et d´ajouter : « Il faut insister sur l´ampleur de ce phénomène caractéristique : tous les Marocains des classes dirigeantes se connaissent personnellement. Que ces relations soient amicales ou hostiles importe moins que le fait qu´elles existent. »

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Les principaux concernés ne cachent pas leurs liens avec les happy few qui tirent les ficelles du royaume. « En réalité, nous avons grandi ensemble, fréquenté les mêmes écoles et partagé nos goûters d´anniversaire », explique Lamia F., jeune cadre casablancaise issue d´une lignée fassie. Dans sa famille, Lamia compte une foule de hauts fonctionnaires, de patrons, d´avocats d´affaires, de diplomates… et même quatre anciens ministres.

Trois strates

Dans un système pyramidal où tout remonte vers le sommet, la monarchie a développé sur la durée une clientèle de grandes familles sur lesquelles elle s´est appuyée pour gérer le royaume. L´élite est ainsi structurée, depuis des siècles, en trois strates. Le groupe le plus important en nombre est celui des grands bourgeois commerçants. Issus pour la plupart des immigrés andalous chassés de la péninsule Ibérique par la Reconquista, au XVe siècle, ils se sont installés dans les grandes villes du nord du pays : Fès, Meknès, Salé, Tétouan. Maîtrisant les arcanes du commerce international naissant, ils exportaient du cuir et des grains et importaient des produits de consommation courante (thé, sucre).


Les trois strates de l’élite marocaine. © Jeune Afrique

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La légende veut que les Sebti, dont l´un des rejetons illustres, Ghali, est poursuivi depuis plus de vingt ans dans l´affaire dite des minotiers, aient assis leur fortune pendant les années de disette. De manière générale, le capitalisme fassi a profité de la spéculation, et bien des trésors dorment encore dans les terrains que gardent jalousement les barons d´industrie. Mais les affaires se sont diversifiées, et les plus grands noms dominent aujourd´hui des groupes modernes. Qu´on pense à Mohamed El Kettani (PDG d´Attijariwafa Bank), à Anas Sefrioui (patron du géant de l´immobilier Addoha), à Othman Benjelloun (BMCE Bank), à Moulay Hafid Elalamy (Saham), à Saïda Karim Lamrani (Safari)… Tous ont fait grandir le business familial pour conquérir de nouveaux marchés.

Deuxième affluent du Maroc d´en haut, les familles dites Makhzen. Au service des sultans depuis plusieurs générations – notamment au sein de l´armée -, elles ont progressivement pris part à l´administration, surtout dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Aujourd´hui encore, nombre de caïdats leur reviennent. Enfin, complétant ce tableau, les chorfa sont les descendants du prophète Mohammed. Tirant de ce prestige un pouvoir d´abord religieux et symbolique, ils reçoivent les offrandes du roi, lui-même cherif alaouite – du nom de la dynastie qui règne sur le pays depuis trois siècles et demi. La plus célèbre des lignées chorfa est celle des Idrissides, descendants de Hassan, petit-fils du Prophète.

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Se marier entre cousins pour éviter la dispersion du patrimoine

Cette situation a été renforcée pendant l´époque coloniale, par cynisme ou par facilité. Ce dont témoigne le regret exprimé en 1947 par le résident général Eirik Labonne : « Nous avons misé sur une oligarchie, sur une caricature d´aristocratie. Jouons maintenant la carte du peuple. » Au début du protectorat, la politique des grands caïds était conçue par le premier résident général, Hubert Lyautey, comme un calque de la « noblesse d´épée » d´Ancien Régime. Dans un discours aux grandes familles en 1916, l´officier souhaitait que « les rangs et les hiérarchies soient conservés et respectés, que les gens et les choses restent à leur place ancienne, que ceux qui sont les chefs naturels commandent et que les autres obéissent ». Lyautey, « monarchiste au service de la République », selon la formule de l´historien Pierre Vermeren, voyait dans le Maroc un terrain idéal pour conserver un ordre ancien. À côté des collèges musulmans Moulay-Idriss et Moulay-Youssef, il créa des établissements pour les fils de notables et notamment, à Meknès, l´école des officiers de Dar El Beïda, devenue l´Académie royale militaire.

Aujourd´hui encore, au sein des clans, l´excellence est recherchée du plus jeune âge jusqu´au monde professionnel. Pour éviter la dispersion du patrimoine, on se marie entre familles du même milieu, pourquoi pas entre cousins. L´endogamie favorise les affaires et les renvois d´ascenseurs atténuent les coups durs. « Nous ne donnons pas nos biens à autrui », dit le dicton local. Ainsi les chorfa, qui ont longtemps été les plus pauvres, ont-ils pu forger des alliances avec des familles moins nobles… mais riches.

Les Fassi : un lignage préstigieux

Au coeur de ce maillage de « la haute », ce sont les familles fassies qui prédominent. Mieux que les autres composantes de la bourgeoisie (notables ruraux, riches familles du Souss, etc.), elles ont réussi à tirer leur épingle du jeu. C´est en leur sein que l´on trouve, aujourd´hui encore, l´écrasante majorité de l´élite marocaine : ministres, conseillers royaux, hauts fonctionnaires et capitaines d´industrie. Dans les organigrammes des grands groupes marocains ou de l´administration, leurs noms reviennent en litanie depuis des décennies : Alami, Benjelloun, Berrada, Chraïbi, Fassi, Guessous, Iraqi, Kettani, Lazrak, Skalli, Tazi…

Si depuis longtemps on se targue d´être fassi (littéralement, habitant de Fès) même quand on est né à Casablanca, Manchester ou Rabat, l´origine elle-même est le produit d´un métissage exceptionnel, que le professeur Roger Le Tourneau (1907-1971) a résumé ainsi : « L´Arabe a apporté sa noblesse, l´Andalou son raffinement, le Kairouanais sa dextérité, le Juif son astuce et le Berbère sa ténacité. » « La notion même de Fassi n´est-elle pas une vue de l´esprit ? » s´amusait l´historien français dans La Vie quotidienne à Fès en 1900 – un classique. Avec le développement du port de Casablanca, au début du XXe siècle, une partie des grands commerçants de Fès contribuèrent à l´émergence industrielle de cette ville, qui est encore aujourd´hui la capitale économique du royaume. Du coup, le mot « fassi » est devenu moins une indication géographique que la marque d´un lignage.

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Le mouvement du 20-février rejette le pouvoir des familles

Aujourd´hui encore, alors qu´émerge la troisième génération née à Casablanca, les Fassis de la ville se reconnaissent comme tels. Les traditions se transmettent dans le cadre familial, les intermariages renforcent les liens entre dynasties. C´est une aristocratie qui ne dit pas son nom, d´autant que la monarchie s´appuie encore sur les talents et les ressources financières de cette noblesse de savoir et de pouvoir. Le clan ne compte plus les ministres et diplomates : Abbas et Abdallah El Fassi, respectivement grand vizir et ministre des Affaires étrangères du sultan Abdelhafid (qui a régné de 1908 à 1912), mais aussi Allal El Fassi (1910-1974), figure emblématique du nationalisme marocain…

Depuis, le profil s´est modernisé : le Fassi new look est plutôt technocrate, formé à l´étranger. Conseiller du roi, Taïeb Fassi-Fihri a été dès l´accession au trône de Mohammed VI la pièce maîtresse de sa diplomatie, en tant que secrétaire d´État puis ministre des Affaires étrangères. Son cousin Nizar Baraka, ministre des Finances (démissionnaire depuis le 9 juillet), a gravi tous les échelons du ministère et s´est imposé comme un interlocuteur privilégié des institutions internationales. Ministre de la Santé de 2007 à 2012, Yasmina Baddou est mariée à Ali Fassi-Fihri, frère de Taïeb et patron de l´Office national de l´électricité et de l´eau potable – ainsi que président, jusque il y a peu, de la Fédération royale marocaine de football.

Tout ce beau monde a longtemps été placé sous l´autorité théorique d´Abbas El Fassi, Premier ministre de 2007 à 2011… Mais tant de réussite attire jalousies et convoitises. En 2011, le Mouvement du 20-Février a surfé sur le rejet du pouvoir des familles, en mettant l´accent sur le chef du gouvernement. Pour éviter les coups, la famille a donc pris du champ depuis les législatives de 2011. Mais qu´on se rassure : elle n´a pas que la politique pour prospérer.

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Les Berbères concurrencent les Fassi

Le constat d´une ultradomination des Fassis doit être nuancé. Si beaucoup d´argent atterrit dans les cassettes des gens de Fès, il y a dans le gotha marocain de la place pour des patrons issus d´autres communautés. Et les Berbères, notamment, sont bien représentés. Ainsi d´Aziz Akhannouch, actuel ministre de l´Agriculture, qui a fait de son groupe, Akwa, un modèle de réussite marocaine. Quant à Miloud Chaabi (Ynna Holding), il dispute régulièrement au Fassi Othman Benjelloun le rang de première fortune du royaume au classement établi par le magazine Forbes. Abdeslam Ahizoune (Maroc Télécom) fait également partie des patrons de la génération de Mohammed VI. Et dans le nord du pays, la famille Abaakil compte aussi.

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