Littérature nigériane : le goût des mangues

Chimamanda Ngozi Adichie et Sefi Atta brassent des thèmes communs : condition des femmes, exil… Et incarnent une nouvelle vague de la littérature nigériane, décomplexée.

Chimamanda Ngozi Adichie © AFP

Chimamanda Ngozi Adichie © AFP

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Publié le 21 mai 2013 Lecture : 5 minutes.

Même les couvertures des deux livres se ressemblent. Une femme en portrait, nimbée de bleu pour Autour de ton cou, d’orangé pour Nouvelles du pays, les yeux fermés ou détournés. Et ce n’est que le plus superficiel des nombreux points communs qu’entretiennent les recueils de nouvelles de Chimamanda Ngozi Adichie et Sefi Atta, parus récemment l’un chez Gallimard, l’autre chez Actes Sud. Leurs auteures, d’abord. Nées au Nigeria dans des milieux favorisés, elles vivent aujourd’hui aux États-Unis, dans le Maryland pour Chimamanda Ngozi Adichie, 35 ans, dans le Mississippi pour Sefi Atta, de treize ans son aînée. Chacune a déjà publié trois romans, et Sefi Atta est aussi l’auteure de pièces de théâtre.

Côté « influence » littéraire, les deux confessent avoir été marquées, durant leur enfance nigériane, par… la Britannique Enid Blyton, auteure de romans jeunesse (Oui-Oui, Le Club des cinq, etc.). Si bien que lorsque la petite Chimamanda s’exerçait à la fiction, ses personnages croquaient des pommes plutôt que des mangues. De son côté, membre du club de théâtre du Queen’s College de Lagos, Sefi Atta écrivait des pièces peuplées de rois shakespeariens. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts : toutes deux incarnent désormais la nouvelle vague de la littérature nigériane, dans une veine complètement décomplexée des préjugés occidentaux comme d’une prétendue authenticité africaine.

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Prenez par exemple la nouvelle « Jumping Monkey Hill », largement inspirée d’un épisode vécu par Chimamanda Ngozi Adichie. Des écrivains africains sont réunis pour un séminaire en Afrique du Sud, sous la houlette d’un Anglais prénommé Edward ; un soir, celui-ci suscite l’indignation de l’auteure lorsqu’il décrète qu’un écrit traitant de l’homosexualité ne peut pas refléter « véritablement » l’Afrique… De même, dans « Yahoo Yahoo », Sefi Atta se joue des clichés sur le continent en les confrontant à la modernité de Lagos et, partant, en les retournant contre leurs auteurs. Les protagonistes de cette nouvelle, des adolescents s’essayant à l’arnaque sur internet, envoient à leurs victimes occidentales des e-mails misérabilistes censés attirer leur compassion ; bref, ils leur disent ce qu’elles veulent entendre pour mieux leur soutirer de l’argent.

Ce refus de se laisser imposer une place prédéfinie transparaît tout au long des deux oeuvres. Mais plus qu’à l’Afrique dans le monde, il s’applique encore davantage aux individus dans la société, et notamment aux femmes. De fait, le « deuxième sexe » est au coeur d’Autour de ton cou comme de Nouvelles du pays. Histoires de femmes délaissées par leurs maris volages ou en quête d’une seconde épouse. Histoires de femmes niées dans leur droit à l’éducation. Histoires de femmes, enfin, ballottées d’un continent à l’autre pour rejoindre à New York un « mari tout neuf », pour livrer à Londres des sachets d’héroïne préalablement avalés ou pour traverser clandestinement la Méditerranée afin de venir étoffer un réseau de prostitution à Rome.

Greffe

Le thème de l’exil est d’ailleurs un autre fil conducteur. À ce titre, le récit de Chimamanda Ngozi Adichie sur une Nigériane déposant une demande d’asile auprès de l’ambassade américaine de Lagos fait écho à celui de Sefi Atta sur une famille attendant sa carte verte au bureau de l’immigration de La Nouvelle-Orléans. Sentiments de déracinement, d’incommunicabilité et de précarité s’entremêlent dans ces tentatives de greffe hors sol. Chaque nouvelle des deux auteures apparaît ainsi comme une passerelle jetée par-dessus l’Atlantique pour conserver le lien avec le pays natal – même si elles y retournent régulièrement.

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Car malgré la cohérence de chaque recueil, les récits qui les composent sont les reflets distincts de plusieurs années d’expatriation. Ceux de Chimamanda Ngozi Adichie ont été publiés dans Granta ou dans The New Yorker, et, pour certains, la rédaction des premières lignes date d’avant son premier roman, L’Hibiscus pourpre, paru aux États-Unis en 2003. Sefi Atta a quant à elle commencé à écrire ses nouvelles en 2002 : « Je me suis inspirée d’articles parus dans la presse nigériane en ligne, confie-t-elle à Jeune Afrique. Derrière les gros titres, j’ai senti qu’il y avait des histoires extraordinaires à raconter. 

Il en résulte que Nouvelles du pays brasse des questions éminemment politiques telles que le mépris des multinationales pétrolières pour les populations locales ou les conflits interreligieux qui embrasent épisodiquement le Nigeria – l’auteure a elle-même été élevée par une mère chrétienne et un père adoptif issu d’une famille musulmane. « J’ai grandi dans une famille plutôt conservatrice, tandis que mon époux est un neveu de Fela Kuti, dont j’ai beaucoup écouté la musique pendant l’écriture de ces nouvelles, explique Sefi Atta. Cela m’a emmenée dans des endroits où je ne suis jamais allée, à travers les voix de personnages au vécu complètement différent du mien. Collectivement, ces voix sonnent comme une protestation et s’inscrivent dans l’esprit de l’afrobeat. »

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Chimamanda Ngozi Adichie se place sous le patronage d’une autre figure majeure du Nigeria, l’écrivain Chinua Achebe, disparu le 21 mars à Boston. C’est en lisant Le monde s’effondre qu’elle a tourné la page des lettres anglo-saxonnes et compris qu’elle pouvait écrire sur ses semblables – décrire le goût des mangues – et, dans une forme plus intimiste que Sefi Atta, aborder les tiraillements et les doutes d’êtres qui refusent qu’on décide à leur place. Dans Autour de ton cou, elle rend d’ailleurs hommage à son mentor en évoquant, dans un récit sur le choc culturel né de l’arrivée de colons dans un village ibo, un dénommé Okonkwo – comme le personnage principal du célèbre roman d’Achebe. D’elle, l’intéressé affirmait ceci : « Voici une nouvelle écrivaine dotée du don des anciens conteurs. » N’en jetez plus, tout est dit. 

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Fabien Mollon 

Il était une fois le Biafra

L’adaptation cinématographique du second roman de Chimamanda Ngozi Adichie, L’Autre Moitié du soleil, doit sortir en salles dans le courant de l’année. Le film, dirigé par le dramaturge, scénariste et romancier nigérian Biyi Bandele (auteur de La Drôle et Triste Histoire du soldat Banana) et produit notamment par Andrea Calderwood (Le Dernier Roi d’Écosse, sur le dictateur ougandais Idi Amin Dada), est en phase de postproduction. Les premiers rôles sont échus à Thandie Newton, une comédienne anglo-zimbabwéenne, Chiwetel Ejiofor, un acteur britannique d’origine nigériane, et l’Africaine-Américaine Anika Noni Rose. L’Autre Moitié du soleil raconte le destin bouleversé de deux soeurs jumelles en pleine guerre du Biafra (1967-1970). F.M.

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