Algérie : l’énigme Bouteflika

Victime d’un nouvel accident de santé, Abdelaziz Bouteflika va-t-il briguer un quatrième mandat ou transmettre le témoin aux générations postindépendance, comme il l’a laissé entendre lors du fameux discours de Sétif ? À un an de l’élection présidentielle, le mystère reste entier.

Abdelaziz Bouteflika a été de nouveau hospitalisé fin avril à Paris. © AFP

Abdelaziz Bouteflika a été de nouveau hospitalisé fin avril à Paris. © AFP

Publié le 13 mai 2013 Lecture : 9 minutes.

Dans moins de douze mois, les Algériens seront appelés aux urnes pour élire leur président. Des quatre précédents scrutins, celui de 2014 s’annonce comme le plus indécis et, sans doute, comme le plus crucial pour l’avenir du pays. Lors de son discours, désormais célèbre, de Sétif, le 8 mai 2012, Abdelaziz Bouteflika, 76 ans aujourd’hui, avait déclaré que sa génération, celle des maquis de la guerre de libération, au pouvoir depuis plus d’un demi-siècle, devait passer la main, laissant ainsi entendre qu’il ne briguerait pas un nouveau mandat, bien que la Constitution, révisée en novembre 2008, l’y autorise. Les ennuis de santé du président ne doivent pas être tout à fait étrangers à cet engagement. Fin avril, il a été de nouveau hospitalisé à l’hôpital parisien du Val de Grâce, où il avait déjà subit une lourde opération chirurgicale en novembre 2005. Élite, opinion et classe politique avaient alors imaginé que la prochaine présidentielle scellerait le passage de témoin aux générations postindépendance. Seulement voilà, cette hypothèse a été balayée par une campagne lancée par des partis et des personnalités de premier plan avec pour slogan « ‘Ouhda rabi’a » (un quatrième, sous-entendu un quatrième mandat). Aucun des prédécesseurs de Bouteflika ne s’est maintenu à la tête du pays suffisamment de temps pour pouvoir en rêver.

Le coup d’envoi de cette campagne a été donné par Amar Ghoul, étoile montante du courant islamiste bon chic bon genre, membre de tous les gouvernements successifs de Bouteflika depuis la réélection de celui-ci en avril 1999. Le courant démocratique n’est pas en reste. Amara Benyounes, président du Mouvement populaire algérien (MPA), incarnation des modernistes au sein de l’exécutif (il est ministre de l’Environnement dans l’équipe d’Abdelmalek Sellal), s’est joint à l’appel, affirmant qu’un quatrième mandat de Bouteflika serait salutaire, car il lui « permettrait de parachever le redressement du pays ». La situation des deux premières forces politiques du pays a ajouté à la confusion. Les frères jumeaux du courant nationaliste, le Front de libération nationale (FLN, ex-parti unique) et le Rassemblement national démocratique (RND), ont en effet été décapités.

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En janvier 2013, Ahmed Ouyahia, ancien Premier ministre et patron du RND, est poussé à la démission par une dissidence manifestement téléguidée en haut lieu. Un mois plus tard, c’est au tour d’Abdelaziz Belkhadem, secrétaire général du FLN, de faire les frais de mystérieuses manoeuvres en coulisses à l’issue desquelles il est destitué par le comité central. Ouyahia et Belkhadem faisaient partie de la short list des candidats potentiels à la succession de Bouteflika. Leur disgrâce est d’autant plus incompréhensible que les deux personnalités ne constituaient en rien une menace pour Bouteflika dans l’éventualité d’un quatrième mandat, les deux hommes ayant annoncé qu’ils renonceraient à se présenter au cas où l’actuel locataire d’El-Mouradia (palais présidentiel sur les hauteurs d’Alger) décidait de rempiler. « Il y a tout lieu de croire que la destitution de Belkhadem et la démission d’Ouyahia ont un lien direct avec l’échéance de 2014 », analyse pourtant Me Miloud Brahimi, ancien président de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADH) et observateur averti des moeurs du sérail.

Rares apparitions

Le mutisme persistant d’Abdelaziz Bouteflika (sa dernière sortie publique remonte au discours de Sétif, soit il y a plus de un an) n’a pas arrangé les choses, plongeant dans un épais brouillard les personnes les mieux informées du pays. « Celui qui prétend savoir de quoi sera fait 2014 est un fieffé menteur, s’exclame un membre du bureau politique du FLN, car l’échéance électorale sera déterminée par la présence ou non de Bouteflika dans la compétition. S’il décide d’y aller, c’est quasiment joué d’avance, et s’il n’y va pas, ne comptez pas sur lui pour l’annoncer avant février 2014, date limite du dépôt des candidatures. Il n’a aucun intérêt à le faire plus tôt s’il tient à optimiser les chances de voir son programme économique parachevé, car une annonce prématurée perturberait l’action de son gouvernement et démobiliserait une grande partie du sérail. » En somme, 2014 serait une équation à plusieurs inconnues dont la clé serait détenue exclusivement par une seule personne : Abdelaziz Bouteflika.

Lors des sommets de l’Union africaine (UA), le président algérien avait pour habitude de taquiner ses pairs en affirmant que son pays est le seul du continent à pouvoir réunir autour du chef de l’État en exercice trois de ses prédécesseurs à l’occasion de cérémonies officielles et des fêtes nationales. Mais, en l’espace de un an, Abdelaziz Bouteflika a accompagné à leur dernière demeure, au cimetière d’El-Alia, dans la banlieue est d’Alger, trois d’entre eux : Ahmed Ben Bella, Chadli Bendjedid et Ali Kafi. La rareté des apparitions publiques de Bouteflika ces dernières années a fait de ces funérailles nationales successives l’occasion pour les Algérois de voir « physiquement » leur président afin de se faire une idée précise de son état de santé. Et, visiblement, il ne va pas très bien. Lors des obsèques d’Ali Kafi, le 17 avril, Abdelaziz Bouteflika avait les traits tirés, le pas hésitant. Son proche entourage, notamment Saïd, son frère cadet et conseiller spécial, se tenait à ses côtés, en état d’alerte permanente. « À deux reprises, le président a eu des vertiges et a failli perdre l’équilibre », raconte un témoin présent à El-Alia. Pourtant, selon ses visiteurs étrangers les plus récents, parmi lesquels les Français Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, ou Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), tous deux longuement reçus, les facultés intellectuelles du président sont intactes, et sa mémoire des faits et des noms est phénoménale. Encore faut-il cependant que l’ouïe de son interlocuteur soit fine, car sa voix est devenue à peine perceptible.

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Saïd, "vice-roi"

Selon un officier supérieur de la base aérienne de Boufarik (30 km à l’ouest d’Alger), « quand l’agenda présidentiel s’emballe avec l’arrivée annoncée d’un chef d’État ou d’un émissaire étranger prestigieux, le Falcon présidentiel est systématiquement sollicité pour emmener le président en Suisse pour une remise en forme ». Ses accompagnateurs sont toujours les mêmes : les deux frères conseillers, Saïd et Nasser Bouteflika, et le professeur Messaoud Zitouni, spécialiste en oncologie et médecin traitant du président depuis son ulcère hémorragique de novembre 2005. La thérapie que subit le chef de l’État dans une clinique helvétique lui permet alors de faire face aux efforts physiques que nécessite une activité présidentielle soutenue. En revanche, en cas d’événement imprévu, comme la disparition d’Ali Kafi, il y a comme un vent de panique.

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Abdelaziz Bouteflika quitte rarement la résidence d’État de Zeralda et ne se rend au bureau présidentiel, à El-Mouradia ou à Djenane el-Mufti, où il reçoit ses hôtes étrangers, que lorsque son agenda le commande. Conséquence de la fragilité de son état de santé, il a dû abandonner à contrecoeur l’appartement familial qu’il avait continué d’occuper au cours de ses deux premiers mandats et qui est situé au troisième étage d’un immeuble dépourvu d’ascenseur, dans le quartier résidentiel d’El-Biar. Le mal qui ronge Abdelaziz Bouteflika l’affaiblit et contraste avec l’omnipotence de l’institution présidentielle depuis son retour aux affaires. La révision constitutionnelle de novembre 2008 n’était pas seulement destinée à lever la limitation des mandats, mais aussi à présidentialiser davantage le régime en retirant au Premier ministre son statut de chef du gouvernement au profit du locataire d’El-Mouradia, jetant ainsi aux oubliettes l’exécutif bicéphale en place depuis l’introduction, en 1989, du multipartisme. Mais bien que Bouteflika ait concentré l’essentiel des pouvoirs, son absence n’empêche pas la machine de tourner. Ministres, ambassadeurs en poste à l’étranger ou walis (préfets) continuent de recevoir quotidiennement ses instructions via Mohamed Rougab, son secrétaire particulier. Quant à ses coups de gueule, de plus en plus fréquents, Saïd se charge de les relayer, ce qui conforte sa position de « vice-roi ». Le président s’est par ailleurs trouvé des jambes à travers Abdelmalek Sellal pour les visites dans le pays profond, qu’il n’est plus en mesure d’accomplir, et un visage, celui d’Abdelkader Bensalah, président du Sénat, pour le représenter à l’étranger.

Tabou brisé

Selon plusieurs sources concordantes, le président aurait été fortement affecté par les récentes révélations sur des scandales financiers impliquant des personnalités de son proche entourage. S’exprimant dans la presse sous le sceau de l’anonymat, un proche conseiller du président affirme que « Bouteflika renonce à un quatrième mandat, non pas à cause de sa maladie, mais parce qu’il se sent trahi par les siens. À cela s’ajoute une forte déception née du mauvais bilan de son troisième mandat. » Ces propos surprenants ont provoqué un tollé à El-Mouradia. « Si j’ai des choses à dire à mon peuple, je ne le ferai pas de cette manière », aurait confié le président à un de ses rares visiteurs du soir. Un cadre retraité d’El-Mouradia qui a travaillé successivement avec Boumédiène, Chadli, Zéroual et Bouteflika, avant de prendre sa retraite tout en se tenant informé de l’actualité brûlante de la « maison », a été surpris par la réaction du président. « Il a exigé une enquête interne pour identifier le conseiller bavard. On a alors assisté à une situation inédite dans l’histoire de l’institution présidentielle. Les ordinateurs portables et les téléphones cellulaires de tous les cadres de la présidence ont été passés au peigne fin. Mais les limiers ont fait chou blanc. » Bidonnage de journaliste ou manoeuvres extérieures ? Toujours est-il que, fidèle à ses habitudes, Bouteflika s’est refusé à démentir ou à confirmer cette fameuse déclaration.

De par leur culture, les Algériens s’imposent un devoir de réserve quand un membre de la communauté, quel qu’en soit le rang, est atteint par une maladie. Jusque-là, partisans et adversaires de Bouteflika avaient soigneusement évité d’en faire une question publique. Mais, le 22 avril, un parti de l’opposition, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), a brisé ce tabou et évoqué l’article 88 de la Constitution relatif aux cas d’empêchement du chef de l’État. Selon Mohcine Belabbès, président du RCD, « si la loi permet à Bouteflika de se représenter, sa candidature est conditionnée à la présentation d’un dossier médical attestant qu’il jouit de toutes ses aptitudes à exercer la fonction. Apparemment, ce n’est pas le cas ». Mais cette saillie a de fortes chances de rester sans lendemain, car il est peu probable que le reste de la classe politique emboîte le pas à Belabbès. Tétanisés par tant d’incertitude, les partis sont dans l’expectative. Hormis Ahmed Benbitour, ex-Premier ministre (décembre 1999-août 2000), aucune personnalité d’envergure ou leader de parti n’a fait état de son intention de briguer la magistrature suprême en 2014. C’est donc un Bouteflika affaibli, mais maître du jeu et maître du temps, qui donnera le tempo. Et dissipera, le moment venu, le brouillard.

Une armée très discrète

Dans les mess d’officiers, les QG de commandement des six régions militaires et les allées de la caserne Ali-Khodja, siège du ministère de la Défense, aux Tagarins, à Alger, on semble moins préoccupé par l’opacité qui entoure l’échéance de 2014. La disparition prématurée d’Abdelaziz Bouteflika ou son retrait de la vie politique ne semblent pas constituer une source d’inquiétude. « Il faudrait beaucoup plus que cela pour menacer la stabilité du pays », assure le colonel Tayeb, chef d’une unité opérationnelle dans la lutte antiterroriste. Selon lui, l’institution militaire tire ses certitudes des « épreuves auxquelles a fait face le système [nidham, dans le texte, NDLR] au cours des cinquante dernières années. Il a survécu à la mort de Boumédiène en 1978, à l’assassinat de Boudiaf en 1992, et a réussi à résister à la lame de fond que fut l’insurrection islamiste des années 1990 ». Cela dit, si l’armée ne reste pas indifférente à ce qui se passera en 2014, il est peu probable de voir un officier d’active briguer la présidence. La loi s’y oppose, tout comme elle proscrit tout soutien apporté à un candidat. En revanche, un officier supérieur à la retraite ou ayant quitté l’uniforme pour des fonctions « civiles » peut se lancer dans la course, sans pour autant pouvoir se réclamer de l’institution militaire. CH.O.

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