Saber Mansouri : « Entre le Maroc et l’Algérie, la Tunisie choisit la grande sœur, l’Algérie »

L’écrivain tunisien, auteur notamment d’« Un printemps sans le peuple », jette un regard érudit et critique sur la situation politique dans son pays.

L’écrivain tunisien Saber Mansouri. © Montage JA : Hannah ASSOULINE/Opale

Publié le 24 septembre 2022 Lecture : 7 minutes.

L’ACTU VUE PAR – L’écrivain tunisien Saber Mansouri est à la fois essayiste et romancier. Auteur de Sept morts audacieux et un poète assis (éd. Elyzad, 2020), Une femme sans écriture (éd. Seuil, 2017), Je suis né huit fois (éd. Seuil, 2013), il est un conteur hors pair, qui allie poésie et allégorie pour raconter la condition humaine. L’essayiste, auteur entre autres de La France est à refaire : Histoire d’une renaissance qui vient (éd. Passés/composés, 2020) et du tout récent Un printemps sans le peuple : une histoire arabe usurpée (éd. Passé/composés, 2022) pose son analyse d’historien, fine et érudite, sur le monde. Il nous répond avec « l’esprit, le cœur et la géographie », précise-t-il, trois mots que l’on pourrait accoler à son œuvre riche et passionnante.

Jeune Afrique : Le président Kaïs Saïed, auquel vous consacrez le dernier chapitre de votre livre Un printemps sans le peuple, est-il un réformateur ou un autocrate  ?

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Saber Mansouri : C’est l’événement qui m’intéresse, et non l’actualité. Ce qui est actuel s’évapore tout de suite, chassé par l’information en continu qui nous fait perdre la raison. En revanche, l’événement m’a toujours montré la voie pour comprendre le moment tunisien de Kaïs Saïed : se présentant au peuple comme un homme politique nouveau et honnête, il doit son accession à une décennie où les gouvernements et les présidents n’ont fait aucun travail de mémoire et de justice. On parle beaucoup de corruption, d’économie souterraine, de biens publics volés, mais on n’a jamais attaqué le problème… Peut-être parce que la corruption s’est généralisée.

Kaïs Saïed n’est ni réformateur ni autocrate. La Constitution a certes été adoptée à près de 95 %, mais combien de Tunisiens ont participé au référendum ? Très peu. Pour moi, il ne gouverne pas encore, il parle, répète au quotidien que « le peuple veut », mais ce peuple n’aspire pas à une nouvelle Constitution. Il cherche la justice sociale, le salaire digne, l’estime, la bonne école et la santé, un hôpital public ne confondant pas commerce et serment d’Hippocrate. Au-delà du moment tunisien de l’actuel président, le mal rongeant la Tunisie depuis des décennies est la dette. Un pays endetté n’a pas son destin en main. Je pense que la dette est plus autocrate, plus despotique que Kaïs Saïed. Aujourd’hui, la jeunesse tunisienne – pas la jeunesse dorée, bien entendu – rêve d’Europe et prend le risque de traverser la Méditerranée à bord de barques qui tanguent !

Que pensez-vous de l’article 5 de la nouvelle Constitution qui proclame que « la Tunisie est partie intégrante de la nation musulmane, seul l’État œuvre à concrétiser les finalités de l’Islam soit la préservation de l’entité humaine, de l’honneur, de l’argent, de la religion et de la liberté » ?

C’est à la fois ridicule et prétentieux. Imaginez un instant un État préservant l’honneur, l’argent, la religion, la liberté et l’entité humaine. Cet État oublie l’essentiel : gouverner les siens, le peuple, en œuvrant pour la vie en société par la grâce des droits, des devoirs et des domaines aussi fondamentaux que l’éducation, la santé, la distribution des richesses, la justice sociale donc, la culture, le salaire permettant de vivre dignement, etc.

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J’ai toujours dit qu’on n’a pas besoin d’un parti politique, ni d’un État pour être de bons musulmans. L’usage politique et idéologique de la religion est un jeu dangereux, surtout pour les musulmans. Quant à la « nation musulmane », je regarde la carte géographique présente, je la cherche et finis par me dire qu’elle est introuvable, sinon le Yémen, l’Arabie Saoudite et l’Iran seraient des pays-frères. L’Algérie et le Maroc aussi.

Que pensez-vous du Front de Salut National : un sursaut démocratique ou une stratégie politique pour permettre à Ennahdha de retrouver le pouvoir ?

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Malheureusement, c’est trop tard pour le Salut national. Ennahdha avait les clés de la nation tunisienne depuis une décennie, mais ce parti politique et ses alliés de l’époque n’ont rien fait pour faire basculer le pays dans un nouvel horizon fait de patriotisme, d’estime des siens, d’absence de corruption, de justice, de vérité par rapport aux maux du passé et aux années d’un pouvoir policier sans limite.

Je crois qu’Ennahdha a mal géré son butin de guerre, je veux dire sa revanche politique, après des années d’exil pour certains, de prisons pour beaucoup d’autres. Mais au-delà de cette stratégie politique supposée, quand j’entends « intérêt de la nation » sur toutes les lèvres, je me dis qu’il est introuvable. Ennahdha et les autres partis politiques évincés du Parlement depuis le coup de force de Kaïs Saïed ont le droit de survivre politiquement, c’est même le jeu premier de la démocratie, mais la Tunisie ne leur appartient pas.

La Tunisie est au cœur d’une crise diplomatique avec le Maroc, après que Kaïs Saïed a reçu le chef du Front Polisario, Brahim Ghali. Pour vous, auteur de Un printemps sans le peuple, faudrait-il un référendum d’auto-détermination pour entendre la voix du peuple sahraoui ?

Je pense que Kaïs Saïed s’ennuie au palais de Carthage, alors il parle ou reçoit les représentants diplomatiques d’Europe, des États-Unis d’Amérique et le chef du Front Polisario. Il y a un proverbe arabe, berbère aussi, qui dit : « Choisis ton voisin avant de faire bâtir ta maison ». J’adore cet esprit politique, diplomatique, cette intelligence du réel qui nous enseigne une chose simple : le bonheur  et la survie dépendront toujours du voisin, de la carte. L’historien que je suis comprend le peuple sahraoui et le « Maghreb » à l’instant même où je remonte au XIXe siècle.

L’article 7 de la Constitution parle de « l’appartenance maghrébine » de la Tunisie. Est-ce que la Tunisie est condamnée à choisir entre l’Algérie et le Maroc dans ce conflit et, plus généralement, dans sa politique étrangère ?

Malheureusement, la Tunisie actuelle ne choisit pas. Ni celle de Bourguiba, d’ailleurs. Elle s’adapte en fonction de ses intérêts immédiats, de l’inflation et de ses dettes. Pour l’instant, un moment qui dure depuis un long moment, elle choisit la « grande sœur », l’Algérie. Que voulez-vous, il y a une réelle fraternité entre les « deux pays » qui remonte aux années 1870. C’est le sens du temps qui passe.

Lors de sa récente visite en Algérie, Emmanuel Macron a dit : « J’entends souvent que, sur la question mémorielle et la question franco-algérienne, nous sommes sommés en permanence de choisir entre la fierté et la repentance. Moi, je veux la vérité, la reconnaissance, sinon on n’avancera jamais. » Vous qui insistez sur le temps long de l’Histoire dans votre livre, que pensez-vous du discours sur la colonisation en France ?

Emmanuel Macron aurait fait une partie de son initiation philosophique auprès de Paul Ricœur, auteur de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, il devrait savoir qu’à l’instant même où un politique débute son mandat avec une relecture du passé, il initie la guerre des mémoires et le malentendu entre Alger et Paris. Le président d’un pays, France ou Algérie, n’est pas un historien – les présidents passent, les traces demeurent, telle une tablette de Mésopotamie. Cornelius Castoriadis, un philosophe grec contemporain a dit un jour : « Entre les Algériens et les Français, il y a un couteau ».

Il n’y a pas qu’un discours sur la colonisation en France, il y en a plusieurs. J’en retiens deux : les coloniaux et les dé-coloniaux. C’est-à-dire ceux qui regrettent la perte de l’Algérie et ceux qui souhaitent la décoloniser. C’est sommaire, mais ça tient pour résumer le triste débat franco-français actuel. J’estime encore Kateb Yacine et Mouloud Feraoun, leurs vies et leurs œuvres, vais-je réparer leurs vies et leurs œuvres ? Non, ils l’ont déjà transcrites. Que la France coloniale ouvre ses archives, elle honorera les siens, les « Beurs » nés en France, ceux qui ont quitté Oran en 1962… Fiodor Dostoïevski disait: « L’histoire ne révèle sa propre essence qu’à ceux qu’elle a au préalable exclus d’elle-même. »

Vous êtes aussi romancier, auteur de Sept morts audacieux et un poète assis, Une femme sans écriture, Je suis né huit fois. Que pensez-vous de la tentative de meurtre sur Salman Rushdie et comment vous situez-vous dans le débat sur le droit au blasphème ?

Dieu est mort, l’Église est sortie du domaine politique, dit-on en France, depuis 1905. Formellement, bien entendu. Mais à quoi sert de blasphémer un Dieu mort ? Acter la liberté d’expression post-moderne. Sauf qu’il y a un autre Théos, un Allah bien vivant qui emmerde la République. Ses fidèles, nombreux, aussi. Celui qui a tenté de donner la mort à Salman Rushdie est un infidèle à l’écriture et à son propre Dieu, car on n’ôte pas la vie à un scribe.

Pour moi, blasphémer, c’est dire ce qu’on pense : « Les versets sataniques » est un texte médiocre devenu un phénomène livresque mondial par la grâce d’une fatwa islamique. Et pour reprendre les mots de Julien Gracq, mon grand-père spirituel : « La pensée tue tout ce qu’elle touche, et ce n’est pas étonnant que le roman en meure, à son tour. » Critiquer, oui, insulter, non.

Pour vous, écrire des romans est-il un acte purement littéraire ou comporte-t-il une dimension politique ?

La littérature sans la vie et la politique, sans le réel, n’en n’est pas une. J’écris des romans et des livres pour réparer des vies.

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