Tunisie : les héritiers de Bourguiba ont le vent en poupe

Treize ans après la mort du père de l’indépendance, les héritiers du courant de pensée bourguibiste ont le vent en poupe. Au point d’être courtisés par leurs adversaires idéologiques.

Rassemblement pour le 11ème anniversaire de la disparition de Bourguiba, à Monastir. © AFP

Rassemblement pour le 11ème anniversaire de la disparition de Bourguiba, à Monastir. © AFP

Publié le 8 avril 2013 Lecture : 6 minutes.

Si beaucoup de Tunisiens sont perplexes quant à la tenue des élections, la classe politique s’y prépare activement et reconnaît l’enjeu que représentent les destouriens. Difficile de se défaire des héritiers du courant de pensée moderniste issu du mouvement réformiste des Jeunes Tunisiens lancé en 1907. De ce noyau naîtra le courant nationaliste du Destour, puis, en 1934, celui du Néo-Destour conduit par Habib Bourguiba et qui aboutira à la création d’un État moderne. Sous le protectorat français, les Tunisiens réclamaient la dignité, la justice et le progrès. Les revendications sont aujourd’hui pratiquement les mêmes, les valeurs invoquées aussi.

Si on a cru les destouriens finis après Bourguiba, décédé il y a treize ans, le 6 avril 2000, le phénomène Nida Tounes, parti fondé par l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi, qui se réclame de l’héritage du père de l’indépendance, démontre le contraire. Les valeurs destouriennes rencontrent encore un large écho chez les Tunisiens. En moins d’un an et sans avoir présenté de programme, Nida Tounes s’est détaché, jusqu’à faire de l’ombre aux islamistes d’Ennahdha, principal parti de la troïka au pouvoir. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé d’exclure de la vie politique les proches de l’ancien régime en faisant l’amalgame entre destouriens et partisans de Ben Ali. Mais le projet de loi est toujours en suspens et ne recueille pas de consensus. Même le Congrès pour la République (CPR), parti du chef de l’État Moncef Marzouki, a fait machine arrière. Aziz Krichen, ministre conseiller chargé des affaires politiques auprès du président de la République, affirme que « la loi d’immunisation de la révolution qui se traduit par l’exclusion de certains partis ne passera pas » et soutient qu’« il ne faut pas s’amuser à jouer avec la loi pour gêner tel ou tel adversaire politique à quelques mois des élections ». Même son de cloche à l’Assemblée nationale constituante (ANC) ; Omar Chetoui, président du comité législatif et exécutif de l’ANC, assure que « la loi de la protection de la révolution ne vise pas les vrais destouriens ».

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Opération séduction

La gauche étant encore fragile, la montée en puissance de Nida Tounes a créé une bipolarisation du paysage politique qui inquiète Ennahdha, laquelle n’entend pas rester les bras croisés. Après les campagnes de dénigrement – plutôt vaines, car les deux partis ne jouent pas dans le même camp -, l’heure est à la récupération : à chacun son destourien. Sur les 139 députés (sur 217) qui ont voté la confiance au gouvernement Larayedh, Rached Ghannouchi, président du mouvement islamiste, n’a retenu que les 5 du parti Al-Moubadara. « La récompense d’une action louable ne peut être que dans la bonne intention », a-t-il lancé à Kamel Morjane, fondateur du parti, pour le remercier de son soutien. Même si ce dernier rappelle que sa formation « n’a pas donné de chèque en blanc au gouvernement », ce vote est une aubaine pour Rached Ghannouchi. Sa déclaration, tout en ambiguïté, laisse entendre qu’un rapprochement n’est pas exclu, et que Morjane, ancien ministre et parent de Ben Ali, pourrait même obtenir les faveurs d’Ennahdha. Pourtant, Al-Moubadara avait juste estimé, comme d’autres groupes parlementaires, qu’il fallait soutenir le nouveau cabinet, qui s’est engagé sur un programme simple. Le retour de la sécurité, un gouvernement au service de toutes et de tous, et un effort pour endiguer l’augmentation du coût de la vie sont des points sur lesquels, à gauche comme à droite, tout le monde s’accorde.

Le succès de Nida Tounes a créé une bipolarisation du paysage politique qui inquiète Ennahdha.

Ennahdha a de fait entamé une opération séduction en direction des destouriens, du moins ceux qui ne sont pas membres de Nida Tounes. Rencontres sur la question de l’exclusion, invitation aux colloques organisés par le Centre d’études sur l’islam et la démocratie, animé par Radhouane Masmoudi, un proche d’Ennahdha, les appels du pied se sont multipliés durant ces derniers mois. Une manière de se familiariser avec la famille destourienne et de reconnaître implicitement son importance. Les islamistes n’ont pas vraiment le choix. Deux ans après la révolution, de l’eau a coulé sous les ponts. La Tunisie a, en quelque sorte, raté le coche de la justice transitionnelle. Entre-temps, les anciens du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), ex-parti au pouvoir, dissous en février 2011, ont opéré leur mutation. Si à l’arrivée au pouvoir de Ben Ali les destouriens ont adhéré au RCD, ils ont fait le chemin inverse après le 14 Janvier et sont retournés aux sources. « Être destourien, c’est finalement porter des valeurs, alors qu’être RCD, c’était appartenir à une formation qui avait usurpé et remisé le message destourien », explique un militant d’Al-Moubadara. Être destourien aujourd’hui n’est finalement plus une chose honteuse. « L’avenir de la Tunisie, d’une façon ou d’une autre, ne se fera pas sans les destouriens. Le pays a encore besoin de nous, de notre expérience. Assumons notre passé et faisons notre autocritique. L’oeuvre de notre famille, comme toute oeuvre humaine, est certes imparfaite, mais elle est très estimable », assure Kamel Morjane.

Contradiction

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En donnant de la visibilité à Al-Moubadara, Ennahdha fait une fleur aux formations destouriennes, au moment où d’autres figures qui s’en réclament, comme Mohamed Jegham, annoncent leur intention de former une nouvelle coalition politique. À défaut d’avoir diversifié ses rangs et après avoir déjà absorbé de nombreuses figures du RCD, Ennahdha cherche des alliés dans d’autres camps. Des accords avec la gauche étant impossibles, reste les destouriens. Mais en reconnaissant ainsi que l’esprit bourguibien est toujours présent, le mouvement islamiste, qui, comme Ben Ali, ne cache pas sa haine de Bourguiba, se retrouve pris dans une contradiction qu’il aura du mal à surmonter. Car si la tentation destourienne est bien présente chez Ennahdha, la réciproque l’est moins. Pour Nadia Chaabane, élue d’Al-Massar (gauche), « Ennahdha et ce gouvernement sont les véritables héritiers du RCD », alors que pour ceux qui se revendiquent du mouvement bourguibien, la parenthèse RCD est fermée. « Au fond, quand il s’agit de défendre des valeurs modernes – liberté de la femme, laïcité, éducation et santé pour tous -, on retrouve les arguments de Bourguiba ; il n’y a plus ni de droite ni de gauche, nous nous surprenons tous à être destouriens », reconnaît Tarek, un militant du Front populaire (extrême gauche), alors que pour les jeunes, qui ne l’ont pas connu, le premier président de la Tunisie indépendante est devenu une nouvelle icône. Treize ans après sa mort, un quart de siècle après sa destitution, Bourguiba a pris sa revanche ; il est on ne peut plus présent.

Devoir de mémoire

Alors que la mairie de Paris a rendu hommage à Bourguiba, le 20 mars, en érigeant son buste sur l’esplanade qui lui est déjà dédiée, les islamistes tunisiens, eux, proposent de rebaptiser l’avenue Bourguiba, à Tunis, « boulevard de la Révolution ». Cette volonté de gommer toute trace du leader nationaliste revient à adopter la même stratégie que Ben Ali et à manquer au devoir de mémoire. Bien que la Tunisie ait aujourd’hui d’autres priorités, pour Moncef Marzouki, son président de la République, « il faut ressusciter vingt-cinq ans d’une époque sciemment occultée ». À son investiture, en 2011, scandalisé par les innombrables objets appartenant à Bourguiba relégués dans un débarras du palais de Carthage, il décide de la création d’un musée. C’est désormais un projet national d’un coût de 1 million d’euros prélevés sur les fonds de la présidence et coordonné par le ministère de la Culture. La résidence d’été du père de l’indépendance, l’ancien palais de Skanès devenu Kasr el-Marmar, à Monastir, ville natale du Combattant suprême, a ainsi été réaménagée et abrite désormais les collections reconstituant l’univers quotidien et le parcours historique de Bourguiba, ainsi que sa célèbre statue équestre. « Des figures comme Farhat Hached, Hédi Chaker et tout le mouvement réformiste et nationaliste méritent aussi un musée », remarque un enseignant. F.D.

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