Assassinat de Chokri Belaïd : l’électrochoc

L’assassinat de Chokri Belaïd aura rompu le fragile équilibre sur lequel reposait la troïka, conduit l’opposition à serrer les rangs et suscité une forte mobilisation populaire contre la violence.

Lors des funérailles de Chokri Belaïd, le 8 février. © AFP

Lors des funérailles de Chokri Belaïd, le 8 février. © AFP

Publié le 19 février 2013 Lecture : 8 minutes.

Dire que la situation est complexe et confuse en Tunisie est un euphémisme. Pris dans un capharnaüm sans précédent, le pays est à cran. L’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, a retenti comme une déflagration. Son incidence politique est certaine, mais c’est surtout un révélateur. L’escalade de la violence et une gestion socio-économique erronée et partisane imposée par Ennahdha ont provoqué un profond malaise dans tout le pays. Le 8 février, plusieurs dizaines de milliers de Tunisiens ont accompagné la dépouille du secrétaire général d’El-Watad, Mouvement des patriotes démocrates (MDP), à sa dernière demeure. Il y avait de l’indignation dans cette mobilisation spontanée et exceptionnelle, mais aussi l’expression d’un ras-le-bol. Les « plus jamais ça » n’exigeaient pas uniquement l’arrêt de la violence politique ; ils signifiaient aussi le rejet d’un modèle promu par les islamistes.

Ce jour-là, au cimetière du Jellaz, autre chose s’est joué : les Tunisiennes et les Tunisiens, toutes classes et générations confondues, ont renoué avec leur tunisianité, un hybride singulier de valeurs nationales et culturelles séculaires que ni le colonialisme ni Ben Ali n’ont réussi à entamer. Cette donne spécifique et fédératrice qui fait dire au juriste Yadh Ben Achour « je suis musulman et arabe mais d’abord tunisien » n’a pas échappé à Hamadi Jebali, chef du gouvernement et secrétaire général d’Ennahdha. En lançant l’initiative d’un gouvernement de technocrates indépendants, il s’est démarqué de sa famille politique et des autres partis. « J’ai choisi le camp de mon pays », assène-t-il, paraphrasant l’auteur-compositeur libanais Marcel Khalifé. Il fallait oser, il l’a fait. Mais cela ne suffit pas. « Une grave crise de confiance à l’égard des institutions plombe le pays. Il faut d’urgence rétablir un lien social », analyse le politologue Larbi Chouikha.

Le meurtre de Chokri Belaïd a accéléré la recherche d’une issue au blocage politique.

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Front de salut public

Depuis le 6 février, les choses se sont à la fois précipitées et ralenties. Le meurtre de Chokri Belaïd aura accéléré la recherche d’une issue au blocage politique. Les partis de l’opposition ont saisi la balle au bond. Dans les heures qui ont suivi l’assassinat, ils ont mis de côté leurs dissensions, noué des alliances et gagné une apparente unité. Vingt-huit partis et la société civile ont créé un front de salut public. Mais au fond, la donne était toujours la même : l’opposition contre la troïka gouvernementale. Jusqu’à ce que Hamadi Jebali prenne la responsabilité de constituer un gouvernement de compétences apolitiques et suscite un séisme. Il reprend ainsi la main en opposant les islamistes non pas aux laïcs, mais aux technocrates. La troïka, composée d’Ennahdha, d’Ettakatol et du Congrès pour la République (CPR), vole en éclats. L’entente cordiale entre des formations aux idéologies opposées est terminée. Chaque parti est confronté à sa réalité. Ettakatol soutient le projet du chef de l’exécutif. Pour son leader, Mustapha Ben Jaafar, fondateur du parti et président de l’Assemblée nationale constituante (ANC), c’est l’initiative de la dernière chance. « Ça passe ou ça casse, mais nous ne voulons pas que ça casse », affirme le troisième homme fort du pouvoir, qui renoue avec le groupe des démocrates, sa famille politique. Le CPR est aux abois, au bord de la crise de nerfs. « Nous n’allons pas céder la place et leur laisser le gâteau », hurle Sihem Badi, ministre de la Femme et de la Famille et membre du parti de Moncef Marzouki, président de la République.

Avec un programme électoral se réduisant à trois points – la réforme administrative, la chasse à la corruption et l’exclusion des anciens responsables du régime de Ben Ali -, le CPR n’a pas transformé l’essai. Ses perspectives sont d’autant plus sombres qu’une dissidence interne, menée par Abderraouf Ayadi, l’a déjà scindé en mai 2012. Mais Mohamed Abbou, son secrétaire général, n’entend pas céder ; il annule la démission collective des ministres de son groupe, annoncée le 9 février, et s’oppose à la gestion du pays par une équipe de technocrates. « Ce sont les hommes politiques compétents qui doivent être au pouvoir », dit-il. Du côté d’Ennah­dha, cela ne va pas mieux. La décision unilatérale de Hamadi Jebali est un coup de Jarnac qu’elle ne peut vraiment dénoncer, puisque l’initiative est dans l’intérêt national. Ennahdha est poussée dans ses retranchements ; elle ne veut pas quitter le gouvernement, craignant d’être exclue du jeu politique, mais persiste dans le déni. À ses yeux, ses ministres sont compétents, et il n’est pas question de céder les portefeuilles régaliens. En réalité, son bilan est calamiteux, son assise électorale a fondu, et, surtout, les masques sont tombés. Les religieux sont revanchards, avides de pouvoir, de postes et de fonctions (plus de mille nominations dans la fonction publique). Pour l’analyste politique Slaheddine Jourchi, qui connaît le mouvement pour en avoir été proche, « Ennahdha doit quitter le pouvoir pour se refaire », tandis que Samir Ettaieb, porte-parole du parti El-Massar, lançait aux islamistes : « La partie est terminée. Vous ne passerez plus ! »

Volonté d’hégémonie

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Ennahdha n’est cependant pas appelée à disparaître mais à être absorbée dans la machine démocratique. C’est ce qui préoccupe Rached Ghannouchi, président de la formation islamiste. En moins de vingt-quatre heures, il affirme une chose et son contraire. Il assure soutenir Hamadi Jebali tout en disant qu’il lui faudra « composer avec la volonté du parti d’opter également pour une coalition nationale réunissant plusieurs formations politiques » et déclare que « le Parlement et la rue feront tomber le gouvernement de technocrates quelles que soient sa légitimité et sa force ». La stratégie d’Ennahdha est celle du blocage. Depuis juillet 2012, toutes les négociations autour d’un remaniement ministériel et d’une feuille de route consensuelle avec les autres acteurs politiques ont avorté. Pourtant, l’initiative lancée par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) en octobre 2012 avait le mérite de proposer une issue fédérant les partis politiques et la société civile.

De toute évidence, Ennahdha se voudrait l’initiatrice principale des grandes décisions, mais elle en est incapable, car elle n’a pas su franchir le pas entre militantisme et exercice du pouvoir sans dogme ni paranoïa. En s’attaquant systématiquement à tous ceux qui ne sont pas de son bord, elle s’est isolée et paie aujourd’hui, par une fracture interne, son entêtement. Elle se drape dans la légitimité des urnes, mais cet argument tient de moins en moins face à la dérive du pays. La récupération de la révolution traduit aussi une volonté d’hégémonie et de division. « Ennahdha est le fer de lance de la révolution, elle dirige avec mérite le gouvernement de la révolution, et tous ceux qui s’y opposent sont des ennemis de la révolution, des contre-révolutionnaires », martèle Rached Ghannouchi. Le ton est donné. L’offensive de Jebali répond aussi à la nécessité de finaliser rapidement la nouvelle Constitution. Car là aussi, les élus d’Ennahdha ont fait barrage pour adopter une loi fondamentale détachée de toute idéologie.

Pendant que les politiques palabrent, le pays se morcelle et la violence s’installe.

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Guêpier

L’implosion de la troïka et la création de nouveaux groupes parlementaires devraient modifier les équilibres au sein de l’ANC, mais ses travaux en seront-ils accélérés pour autant ? Ce qui est certain, c’est que la tentative de passage en force de Jebali va révéler le poids réel de cette assemblée souveraine. Le CPR et Ennahdha estiment que l’initiative du chef de l’exécutif doit être soumise à l’approbation de l’ANC, alors que les constitutionnalistes objectent que l’article 17 de la loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics permet de remanier un gouvernement sans son aval. Fort du soutien de ces experts, de l’opposition, des centrales patronales et syndicales, Jebali est cependant confronté à certaines conditions.

Un gouvernement de technocrates, oui, mais avec la bénédiction des formations politiques. Le Front populaire, alliance de partis de gauche, rejette le projet. Il estime que Jebali, en demeurant secrétaire général d’Ennah­dha, est forcément partisan. Du coup, le chef du gouvernement multiplie les consultations, alors que sa décision laissait présager une application immédiate. Le conseil des sages dont il s’est entouré à titre consultatif n’est pas représentatif. Sa moyenne d’âge élevée et l’absence de femmes révèlent une lecture uniforme et partielle du pays. C’est bien là que le bât blesse. Pendant que les politiques palabrent, le pays se morcelle et la violence s’installe avec une instrumentalisation politique de la rue. Un État affaibli laisse faire les milices, et les ministres d’Ennahdha s’improvisent tribuns et meneurs de manifestations. « Faire cesser et criminaliser la violence est une urgence », rappelle la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), tandis que sur les réseaux sociaux les islamistes continuent d’inciter à la haine. « Plus jamais peur, c’est sûr, mais on fait attention, se disent les Tunisiens. Il n’y a plus de temps à perdre, il faut sortir au plus vite de ce guêpier. 

Diplomatie à deux têtes

« Ce qui se passe au Mali doit servir de leçon aux tenants de la légitimité. » L’avertissement de la chancelière allemande, Angela Merkel, n’a pas autant indisposé que la mise en garde de Manuel Valls, ministre de français de l’Intérieur, à propos de « la montée du fascisme islamique un peu partout ». « Ingérence ! » s’est écrié un gouvernement tunisien que dérange surtout « le soutien aux démocrates » prôné par Valls à l’annonce de l’assassinat de Chokri Belaïd. Depuis l’attaque contre l’ambassade américaine, le 14 septembre 2012, la diplomatie tunisienne patine. Avec le reflux de la vague de sympathie pour la révolution, elle s’est tournée vers l’Est et a tenté de consolider ses relations avec l’Asie et le Moyen-Orient. Mais en pleine crise économique et régionale, elle ne peut se passer d’alliés comme l’Europe et les États-Unis, de moins en moins conciliants avec l’islamisme. Hillary Clinton a bien assuré à Hamadi Jebali, chef de l’exécutif, que John Kerry, son successeur, serait un ami, mais au Congrès la Tunisie a vu sa cote baisser. C’est le soutien de John McCain qui lui a sauvé la mise, surtout après la libération, en décembre 2012, d’Ali Harzi, un des principaux suspects dans l’attaque du 14 septembre. Dans la foulée, l’ami qatari a aussi pris ses distances, même s’il continue d’opérer en coulisses pour étendre son influence. La double gestion de la politique étrangère, par le président de la République et un ministre des Affaires étrangères aux compétences controversées, a achevé de brouiller l’image du pays. F.D.

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