Cinéma – Haifaa Al-Mansour : « En Arabie saoudite, on peut vite devenir un paria »

Le premier film saoudien est l’oeuvre… d’une femme. Il dresse avec subtilité un état des lieux de la condition féminine à travers le portrait d’une petite fille révoltée, « Wadjda ».

La jeune actrice Waad Mohammed et la réalisatrice à la Mostra de Venise 2012. © Reuters

La jeune actrice Waad Mohammed et la réalisatrice à la Mostra de Venise 2012. © Reuters

Renaud de Rochebrune

Publié le 6 février 2013 Lecture : 6 minutes.

« Si on entend ta voix dans la rue, c’est comme si tu étais nue. » En admonestant ainsi la jeune Wadjda, héroïne éponyme du premier film saoudien, réalisé par Haifaa Al-Mansour (38 ans), son institutrice nous donne une idée de l’ambiance dans laquelle sont éduquées les petites Saoudiennes. Mais rien ne décourage cette enfant, très indisciplinée et insolente, au point de prétendre avoir le droit de faire du vélo dans les rues du faubourg de Riyad où elle habite. La fillette ira jusqu’à participer à un redoutable concours de récitation coranique pour pouvoir se payer cette bicyclette verte que sa mère ne veut pas lui offrir.

Haifaa Al-Mansour dresse un état des lieux très réaliste de la vie en société et de la condition des femmes dans son pays. À travers le portrait de cette petite fille révoltée fort séduisante et de sa famille très perturbée. Pour pouvoir diriger dans certains quartiers conservateurs de Riyad son équipe composée d’hommes, la réalisatrice saoudienne a dû parfois se cacher dans une camionnette et donner ses instructions par talkie-walkie. Pas question de mélanger dans l’espace public les deux sexes et encore moins de voir une femme diriger des hommes au vu et au su de tout le monde !

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Timide évolution

Assujetties à un tuteur mâle pour effectuer la plupart des démarches dans leur vie quotidienne, les Saoudiennes n’ont guère de droits… pas même celui de conduire une automobile. Favorable à une certaine émancipation, le roi Abdallah a nommé le 11 janvier 30 femmes au prestigieux Conseil royal, soit 20 % de ses 150 membres (voir J.A. no 2715). Mais celui-ci n’a qu’un rôle consultatif, tout comme les assemblées municipales, où les femmes ont désormais le droit d’être élues. Depuis 2006, le code du travail n’interdit plus explicitement la mixité dans les lieux professionnels. Certaines évolutions, comme la présence massive de femmes à l’université (plus de la moitié des étudiants) et la présence de nombre d’entre elles dans des établissements supérieurs à l’étranger, laissent imaginer que la situation ne pourra rester figée. Tant qu’il n’est pas question de partage du pouvoir, bien sûr… R.R.

En résulte une oeuvre fort attachante (en salles le 6 février). Et qui surprend, pour un premier film, par la qualité de sa réalisation – notamment la direction d’acteurs – et son approche sensible et nuancée d’un sujet qui se prêterait facilement à une approche manichéenne. L’auteure, qui a suivi des études de littérature à l’Université américaine du Caire et de cinéma à Sydney, bien qu’étant une féministe radicale selon les canons saoudiens, est en effet une femme des plus raisonnables.

Jeune Afrique : Tourner un film en Arabie saoudite fut-il difficile ?

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HAIFAA AL-MANSOUR : Cela m’a pris cinq ans. Pendant longtemps, j’ai cherché des producteurs européens. Par chance, je me suis retrouvée finalement en contact avec les Allemands de Razor Films, qui ont produit notamment Valse avec Bachir ou Paradise Now. J’étais alors également en discussion avec la société de production saoudienne du prince Al-Walid Ibn Talal, qui est un homme très ouvert et qui a participé au financement. J’ai donc pu monter une coproduction germano-saoudienne.

Puisqu’il n’y a pas d’industrie locale du cinéma, avez-vous dû faire appel à des étrangers pour tourner le film ?

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Pour les principaux postes artistiques et techniques, oui, mais j’ai tenu à ce qu’il y ait en double à chaque poste un Saoudien – venu de la télévision en général – pour qu’il se forme au cinéma et participe au film. Ce qui a parfois été problématique, car les Saoudiens ne sont pas habitués à travailler comme des Allemands, avec des méthodes très rationnelles et très strictes et en suivant un planning bien déterminé !

Pourquoi avoir choisi cette histoire ?

Je voulais avant tout réaliser un film sur ce que je connais, mon pays, sa culture, ses habitants et leur façon de vivre. Il allait ensuite de soi pour moi que l’héroïne serait une enfant. Et que je parlerais, s’agissant des femmes, de la modernité, des évolutions de la société. Est venue rapidement l’idée de la bicyclette. Un objet très visuel et qui, métaphoriquement, représentait pour moi justement cette modernité, ainsi que la liberté, la possibilité du mouvement, de l’accélération.

Vous-même, avez-vous pu faire du vélo dans votre pays ?

Un jour, alors que mon père avait acheté des vélos pour certains de mes frères, j’en ai réclamé un et il a accepté de me l’offrir. Mais même si c’était un homme libéral, il ne m’a pas autorisé à rouler hors de la maison. Pour les femmes en Arabie saoudite, il n’est pas acceptable qu’elles aient des activités à l’extérieur, dans la rue. Il aurait été trop risqué de me laisser y aller.

Enfant, étiez-vous rebelle comme Wadjda ?

Non, pas du tout. J’étais très timide. Et je ne voyais pas tellement de raisons de me rebeller avec un père si compréhensif. Mais le film parle évidemment des obstacles que moi, ma famille et surtout mes amies nous avons rencontrés. Mais j’ai voulu aussi raconter une histoire qui parle à tout le monde en montrant comment il est si difficile de vouloir être différent, de se démarquer des autres dans n’importe quelle société. Même si c’est particulièrement vrai en Arabie saoudite, où on peut vite devenir un paria.

Comment avez-vous trouvé la jeune actrice Waad Mohammed ?

Il n’est pas possible en Arabie saoudite de faire un casting comme ailleurs. Ce serait de la provocation. Mais il y a des petites sociétés de production qui recrutent des enfants pour participer à des danses ou des chants traditionnels à l’occasion de fêtes. Et on a fait appel à eux. Cette petite fille était exactement ce qu’on recherchait : elle portait des jeans, écoutait avec son walkman de la musique occidentale, avait une belle voix qui pouvait lui permettre de chanter avec celle qui joue sa mère et de psalmodier le Coran. Et elle était très maligne, effrontée même. Elle a su d’ailleurs convaincre sa maman, quelque peu réticente, de la laisser jouer dans un film.

Pourra-t-on voir votre film dans votre pays ?

Pas en salle puisqu’il n’y a pas de cinémas. On considère encore qu’il ne faut pas encourager l’exhibition artistique en public. Mais il sera vu grâce aux DVD puis à la télévision. Je ne vois pas pourquoi il serait censuré puisqu’on m’a autorisée à le tourner. Et j’ai bien fait attention en écrivant le scénario à respecter mon pays, ses lois, sa culture, sa religion.

Que pensent les membres de votre famille de votre parcours ?

Ils sont en fin de compte tous très fiers, même les plus conservateurs. Je viens d’une famille où on a le sens artistique. J’ai une soeur peintre, ma mère a toujours adoré chanter – même s’il était hors de question pour elle que cela prenne une tournure professionnelle. Et mon père, mort il y a quatre ans, était, au-delà de son métier de consultant juridique, un poète. Il organisait régulièrement à la maison des soirées cinéma, y compris pour les enfants. Grâce à lui, j’ai donc su très tôt que j’aimais par-dessus tout le septième art.

Vivez-vous toujours en Arabie saoudite ?

Je me suis mariée en 2007 avec un Américain, qui était l’attaché culturel de l’ambassade de son pays en Arabie saoudite. Depuis, je le suis de poste en poste. Nous vivons actuellement à Bahreïn, où il a réussi à se faire nommer afin que nos deux enfants – j’y tiens – se rapprochent de ma culture et de ma nombreuse famille. Songez que j’ai quatre frères et sept soeurs, je suis la huitième sur douze.

La société saoudienne pourrait-elle évoluer assez rapidement ?

Je suis d’une nature plutôt optimiste. Il y a déjà eu des petits pas [lire l’encadré, NDLR]. Le changement prendra du temps, vu l’opposition des forces conservatrices, mais il va se poursuivre, c’est certain.

Quels ont été vos sentiments face au Printemps arabe ?

Au début, beaucoup d’espoir. Mais on revient à des politiques plus restrictives, plus rigides. Sans doute faut-il admettre que le changement ne peut pas être décrété brusquement, qu’il doit venir des profondeurs de la société, notamment grâce au développement de l’éducation, pour être durable. Il faut y aller progressivement, étape par étape.

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Propos recueillis par Renaud de Rochebrune

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