L’UGTT fait de la résistance

Relativement neutralisée sous Ben Ali, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) est revenue sur le devant de la scène à la faveur de la révolution. Elle fait désormais figure de rempart contre la volonté hégémonique des islamistes.

Photo d’illustration, prise en 2012. © Amine GHRABI/Flickr

Photo d’illustration, prise en 2012. © Amine GHRABI/Flickr

Publié le 25 décembre 2012 Lecture : 8 minutes.

Quand l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) rugit, c’est tout le pays qui tremble, même si les nombreux bras de fer qu’elle a engagés avec les différents pouvoirs n’ont pas toujours été payants. Elle avait été décapitée par le régime de Bourguiba après la grève générale de 1978, et sévèrement réprimée par celui de Ben Ali lors du soulèvement du bassin minier de Gafsa, en 2008. Aujourd’hui, la centrale, totalement revigorée après son congrès de décembre 2011, monte en puissance et s’invite dans le débat autour de la transition démocratique. Elle dénonce l’incompétence des dirigeants et a rappelé le gouvernement à l’ordre avec le soulèvement de Siliana, à la fin de novembre. De quoi agacer la troïka au pouvoir, en particulier les islamistes d’Ennahdha, qui, mus par une volonté d’hégémonie, voudraient bien la mettre sous tutelle ou la faire disparaître. Aux agressions répétées des Comités de défense de la révolution (CDR, proches des islamistes), l’UGTT a répondu par un mot d’ordre de grève générale pour le 13 décembre. Mais au terme de longues négociations avec le gouvernement, la centrale a décidé, la veille, de jouer la carte de l’apaisement en suspendant le mouvement. En contrepartie, les autorités se sont engagées à réaffirmer le rôle national du syndicat, à créer une commission d’enquête qui disposera de trente jours pour définir les conditions de dissolution des CDR et à présenter des excuses officielles à la centrale.

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Le secrétaire général de l’UGTT (micro en main), le 12 décembre.©Ons Abid pour J.A.

Contre-pouvoir. Pour les uns, cette volonté d’apaisement traduit un sens des responsabilités ; pour les autres, qui veulent en découdre, elle est synonyme de recul et trahit des divisions internes. Certains, enfin, estiment que la centrale teste la sincérité du gouvernement et veille au grain. Ce qui est certain, c’est que la direction de l’UGTT a mis en jeu sa crédibilité, tant vis-à-vis de sa base que des citoyens. Historiquement, la centrale s’est presque toujours levée comme un seul homme pour mobiliser des régions et faire entendre leurs revendications. C’est d’ailleurs en grande partie son engagement dans le soulèvement de 2011 qui a scellé la chute de Ben Ali et permis aux Tunisiens d’être au coeur du débat démocratique, selon les volontés des pères de l’UGTT.

Qui dit UGTT dit Farhat Hached, son fondateur et premier secrétaire général, compagnon de route de Bourguiba et héros national, qui a associé luttes ouvrières et combat pour l’indépendance, assimilant la centrale à une force de proposition en mesure de structurer la société dans les domaines politique et social. L’homme avait une telle stature et une telle influence qu’il a été assassiné en 1952 par la Main rouge, une organisation terroriste française hostile à l’indépendance. L’UGTT a ainsi hérité d’une tradition de résistance mais aussi d’engagement politique, se montrant bien souvent à la hauteur de la mission que s’était assignée Farhat Hached. Représentative de tous les courants, elle a eu pour premier président l’éminent théologien Mohamed Fadhel Ben Achour, connu pour sa conception éclairée de l’islam et ses prises de position en faveur de l’émancipation de la femme. Elle a été dirigée à trois reprises par l’une de ses grandes figures historiques, Habib Achour, pour qui cependant l’action syndicale devait primer sur l’engagement politique. L’UGTT n’en a pas moins joué un rôle déterminant à plusieurs moments clés de l’histoire du pays. Elle a été membre du Front national tunisien, qui a remporté les élections de la Constituante en 1956, participé à la rédaction de la loi fondamentale de 1959, fourni plusieurs ministres, dont Ahmed Ben Salah, à l’origine de l’expérience socialiste des années 1960, et soutenu pendant près de quinze ans le programme du gouvernement, avant de devenir le principal contre-pouvoir face au régime de parti unique.

Un syndicat en mouvement

14 janvier 2011 Fuite de Ben Ali

22 janvier 2011 Kasbah I

27 février 2011 Kasbah II

15 mars 2011 Membre de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution

25 décembre 2011 22e congrès

28 janvier 2012 Marche pour les libertés

10 mars 2012 Accord avec Rached Ghannouchi pour préserver la stabilité du pays

14 mars 2012 Proposition d’un projet de Constitution

11 avril 2012 Le bureau exécutif ne soutient pas le mot d’ordre de grève générale lancé par plusieurs sections

23 septembre 2012 Accord sur les négociations salariales du secteur privé

16 octobre 2012 Congrès du dialogue national

28 novembre 2012 Grève générale à Siliana

4 décembre 2012 Attaque du siège de l’UGTT par des Comités de défense de la révolution (proches d’Ennahdha)

6 décembre 2012 Appel à la grève générale le 13 décembre

12 décembre 2012 Suspension de la grève générale

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Sous Ben Ali, l’aile contestataire s’est faite discrète, tandis que la « bureaucratie syndicale », incarnée par Abdessalem Jrad, entretenait des relations ambivalentes avec le pouvoir. Certains de ses chefs ont composé avec le régime, tandis que des scandales financiers ternissaient la réputation de l’institution. Mais la centrale a continué, malgré les crises internes, d’être un espace de revendications et de résistance en l’absence d’une opposition structurée ; elle a fait aussi office de refuge pour les opposants, dont Rached Ghannouchi, actuel président d’Ennahdha. Pour les Tunisiens, l’UGTT n’était plus un bastion de la probité, mais elle restait une voix qui porte. Si elle a soutenu la candidature de Ben Ali à la présidentielle de 2004, elle a aussi été, avec le syndicaliste Adnane Hajji, à l’origine du soulèvement du bassin minier de Gafsa, en 2008, qui porte les prémices de la révolution.

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Patriote, la centrale n’en a pas pour autant oublié le nerf de la guerre. Outre les cotisations de ses 750 000 adhérents, qui varient selon les catégories socioprofessionnelles, un important patrimoine assure son indépendance. L’UGTT, au fil des ans, a développé un véritable holding. Elle est présente dans les médias avec son journal Echaab, qu’elle imprime sur les presses de sa propre imprimerie, dans le tourisme avec une agence de voyages, l’Union tunisienne du tourisme (UTT), et dans la pêche par le biais de la Cosoup, une coopérative. Mais elle tire le plus gros de ses revenus de l’hôtel Amilcar, situé à deux pas du palais présidentiel de Carthage, en banlieue nord de Tunis, qu’elle loue pour 1 million d’euros annuels plus un pas-de-porte de 800 000 euros, et d’AMI Assurances, une mutuelle qui réalise un chiffre d’affaires annuel de quelque 45 millions d’euros.

Secteur public

Implantée essentiellement dans le secteur public, la centrale compte 24 unions régionales, 19 organisations sectorielles, 21 syndicats de base, et fédère diverses tendances politiques. « Nous sommes syndicalistes avant tout, l’appartenance à un parti n’est que secondaire », rappelle Houcine Abbassi, son secrétaire général. Le pluralisme syndical n’inquiète pas l’UGTT ; malgré une centralisation du pouvoir et la faible représentation des femmes, de certains secteurs privés ou de régions comme le Sahel, elle s’appuie sur un puissant réseau national et international et une large représentativité régionale et socioprofessionnelle, d’autant qu’elle participe à toutes les structures consultatives, dont le Conseil supérieur du plan et le Conseil économique et social.

La révolution a remis en selle la centrale, déterminée aujourd’hui à jouer un rôle majeur dans les décisions politiques. Forte de sa légitimité historique, mais aussi de son rôle décisif durant les deux semaines qui ont précédé le 14 janvier, elle a participé à la formation du premier gouvernement de Mohamed Ghannouchi, avant de rejoindre l’opposition active en soutenant les mouvements populaires de la Kasbah I et Kasbah II, qui ont conduit à des élections pour la Constituante. Elle a aussi contribué à la création de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et orchestré débrayages et mouvements sociaux partout dans le pays. Elle est omniprésente, mais ses objectifs demeurent assez flous. Pour certains, chercher à obtenir plus d’acquis sociaux en entretenant l’agitation en pleine transition démocratique est criminel. L’UGTT les a entendus et a soldé ses comptes avec la période Ben Ali lors de son congrès, en décembre 2011. « Un moment de bilan, d’autocritique sans concession, d’assainissement des structures et de reconstruction », affirme l’universitaire Abdeljalil Bedoui. Un bureau exécutif, issu d’une liste dite consensuelle de gauche, représentant dix-sept régions et une quinzaine de secteurs économiques, a permis à la centrale syndicale d’éloigner les caciques de l’ancien régime et de retrouver son autonomie politique malgré sa proximité avec le Parti communiste ouvrier tunisien (PCOT) et les tentatives de noyautage par les islamistes.

Après les premières élections libres du pays, qui ont propulsé les islamistes au gouvernement, l’UGTT s’est posée comme l’un des garants des libertés publiques et de l’équité sociale et régionale, principales revendications de la révolution. La centrale a dépoussiéré son image, donné la parole à des cadres militants tels que Belgacem Ayari, Samir Cheffi et Hafedh Hfaiedh, travaillé dans la proximité et s’est fait entendre, contrairement aux partis de l’opposition, trop éparpillés et divisés. Attaquée par Ennahdha, l’UGTT est rapidement devenue la bannière sous laquelle se rangent les opposants et la société civile, et elle a retrouvé une certaine aura. Elle a opéré une alliance avec le patronat qui a pris au dépourvu le gouvernement, menant à bien les négociations sociales, proposant un projet de Constitution à l’Assemblée constituante, ainsi qu’une feuille de route pour des élections législatives et présidentielle. L’UGTT renoue ainsi avec ses fondamentaux de 1956 pour redevenir une force de proposition et de régulation. Elle annonce la couleur en s’engageant « aux côtés de la société civile et du peuple tunisien dans sa diversité pour défendre non seulement la classe ouvrière, mais aussi et surtout la République et ses institutions ». Le bras de fer actuel entre l’UGTT et les islamistes illustre la fracture idéologique qui divise plus que jamais le pays.

Houcine Abbassi, une main de fer dans un gant de velours

Kairouanais pur cru au regard perçant, Houcine Abbassi affiche près de trente ans de militantisme syndical. C’est à cet instituteur de 64 ans, qui s’était choisi l’enseignement comme sacerdoce, qu’est revenue la mission de redorer le blason de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) dans la phase de transition postrévolutionnaire que vit le pays. Fils de l’UGTT, il en a grimpé tous les échelons. Membre du syndicat de base des enseignants de Kairouan, puis du syndicat général des surveillants en 1983, il entre à l’Union régionale du travail de Kairouan en 1997, dont il devient le secrétaire général, avant d’être désigné, par le congrès de 2006, au bureau exécutif de l’UGTT chargé de la législation et des études. Secrétaire général de la centrale depuis décembre 2011, il n’occupe pas le devant de la scène, laissant volontiers intervenir ses camarades, tout en agissant en coulisses. C’est à son initiative que s’opère le rapprochement avec le patronat et c’est sous son impulsion que sont menées à bien les négociations sociales (dans le privé comme dans le public). Houcine Abbassi ne se revendique ni de gauche ni de droite. Certains le disent effacé, mais ce serait mal connaître cet homme de principes qui, tout en privilégiant le dialogue, adopte des positions tranchées et ne mâche pas ses mots quand la situation l’exige. F.D.

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