Scholastique Mukasonga, le prix du sang

Scholastique Mukasonga a créé la surprise en devenant la première femme subsaharienne à recevoir le prix Renaudot pour Notre-Dame du Nil. Un roman qui remonte aux prémisses du génocide rwandais.

Scholastique Mukasonga dans le jardin des éditions Gallimard, à Paris. © Vincent Fournier / J.A

Scholastique Mukasonga dans le jardin des éditions Gallimard, à Paris. © Vincent Fournier / J.A

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 12 novembre 2012 Lecture : 5 minutes.

Une deuxième naissance, ni plus ni moins. Tel le phénix qui renaît de ses cendres, la Rwandaise Scholastique Mukasonga a l’impression d’avoir une nouvelle chance de vivre. Dorénavant, il n’y aura plus de place pour le chaos et l’horreur, a-t-elle décidé. Seul le bonheur sera à savourer. « Lorsque j’ai réalisé que le Renaudot m’était décerné pour mon roman Notre-Dame du Nil, explique-t-elle, je me suis dit que j’avais deux destins séparés par un immense fossé, l’un malheureux, l’autre heureux. Ce destin heureux, je le prends et je vais m’installer dedans. Ce prix va me permettre d’être dorénavant sereine. »

Scholastique Mukasonga (56 ans) n’a pas été la seule à être surprise par le choix des jurés. Personne ne s’y attendait. Sélectionné au printemps, son livre – vendu à seulement 4 000 exemplaires depuis le mois de mars – ne figurait plus sur la liste définitive. Le 7 novembre, alors que le jury ne parvenait pas à se mettre d’accord sur l’identité du lauréat, il aura fallu que le Prix Nobel de littérature Jean-Marie Gustave Le Clézio suggère son nom pour qu’elle l’emporte par 6 voix contre 4 au dixième tour. Un soutien qui émeut l’assistante sociale de Saint-Aubin-sur-Mer (Normandie). « Ça me rend sage, précise-t-elle. Je me suis donné les moyens d’arriver là. Il y a toujours eu une main tendue pour m’y aider, et aujourd’hui cette main est l’une des plus belles et des plus généreuses. »

Enfin libérée, la romancière oubliera le génocide pour son prochain livre.

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Répondant aux critiques des esprits étriqués et malveillants qui s’étonnent que le prix puisse revenir à la Rwandaise comme l’a fait Le Figaro, l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou (lauréat 2006 pour Mémoires de porc-épic) salue l’audace des jurés. « C’est une récompense méritée pour cette écrivaine qui, depuis quelques années, tisse une oeuvre de recomposition de la mémoire à travers l’une des plus grandes douleurs de la fin du XXe siècle : le génocide des Tutsis au Rwanda. Le prix Renaudot montre plus que jamais son indépendance quant à l’unanimisme qui règne souvent en France lorsqu’il s’agit des prix littéraires. Scholastique donne au passage un espoir au Rwanda, et peut-être une chance pour la réconciliation de son peuple fragilisé par ce drame. »

Génocide

Comme les trois précédents ouvrages – tous publiés dans la collection « Continents noirs » de Gallimard – de celle qui s’exila dès 1973, Notre-Dame du Nil revient sur la montée de la haine anti-Tutsis et les prémisses du génocide. Mais pour la première fois, l’écrivaine au prénom de philosophie médiévale offre un roman. Point d’autobiographie comme dans son premier récit, Inyenzi ou les Cafards (2006), qui évoquait les répercussions tragiques de la lecture ethnique de la société rwandaise par les colons belges, les massacres annonciateurs de l’apocalypse, dès les premières années de l’indépendance en 1962. Point d’hommage rendu à l’un des 37 membres de sa famille qui ont été massacrés en 1994 comme dans La Femme aux pieds nus (2008, prix Seligmann contre le racisme).

Dans ce texte (réédité en format de poche), Scholastique Mukasonga évoque l’exil intérieur, celui de la déportation dans la région insalubre du Bugesera qu’elle et sa famille subirent dès 1960. Elle y érige surtout une sépulture faite de mots et de tendresse à sa mère qui, pressentant l’horreur, avait demandé à ses enfants de veiller à ce qu’elle ne meure pas nue, sans pagne pour préserver son honneur de femme. « Maman, je n’étais pas là pour recouvrir ton corps, et je n’ai plus que des mots […] pour accomplir ce que tu m’avais demandé », écrit-elle. Le témoignage, la littérature, c’est tout ce qui reste à celle qui « n’étai[t] pas parmi les siens quand on les découpait à la machette ». « Je donne sens à ma vie en écrivant », confie-t-elle. Et il aura fallu que celle que l’on qualifiait de cafard parce qu’elle était tutsie passe par la fiction pour reconquérir enfin son humanité.

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Poésie

« Pour la première fois de ma vie, en écrivant Notre-Dame du Nil, je n’ai pas ressenti de douleur. En allant au-delà de ma propre histoire pour raconter celle de mon pays, je me suis sentie devenir une romancière. Je n’étais plus une victime qui avait un devoir d’écrire pour témoigner, mais j’étais un être à part entière qui avait un droit d’écrire. » Et ce droit, Scholastique Mukasonga l’a exercé de la plus belle manière qui soit. Notre-Dame du Nil, qui avait déjà été récompensée en mai par le prix Ahmadou-Kourouma, offre un huis clos dense. Dans un lycée de jeunes filles isolé sur les hauteurs de l’Ikibira pour « les éloigner, les protéger du mal, des tentations de la grande ville », se dessine l’irréparable. L’intrigue se déroule dans les années 1970, et les menaces lourdes pèsent déjà sur les élèves tutsies, dont Virginia (le double de l’auteure) qui doit faire face aux humiliations quotidiennes et aux persécutions fréquentes. La très politisée Gloriosa et ses sbires veulent éradiquer les « parasites ». L’ethnologie coloniale est passée par là et a instillé son venin, distinguant les « vrais » des « faux » Rwandais…

L’ethnologie coloniale a instillé son venin, distinguant les "vrais" des "faux" Rwandais.

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L’écriture est âpre, rugueuse, faussement simple. Belle aussi. Scholastique Mukasonga prend le contre-pied d’Adorno. Le philosophe né d’un père juif estimait qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare ». La romancière, elle, offre une poésie qui contrecarre la barbarie des hommes, notamment dans L’Iguifou (2010, prix Renaissance de la nouvelle). Le propos est lourd, mais l’humour n’est jamais loin. La nostalgie du paradis perdu toujours en filigrane. Mais il faut aller de l’avant et, enfin libérée, la romancière oubliera le génocide pour son prochain livre à paraître en 2013.

Scholastique Mukasonga est une battante fragile, qui tente de ressouder les fêlures. « Je passe mon temps à me réparer », souffle cette mère de deux enfants qui savourent avec elle cette récompense. Chaque mois d’avril, elle se rend au Rwanda pour assister aux commémorations du génocide et assiste à l’évolution de son pays natal. « Les gacaca [juridictions d’inspiration traditionnelle mises en place pour juger les génocidaires, NDLR] ont accompli un travail énorme. On ne pouvait pas mettre tout le monde en prison. Notre pays a besoin de ses enfants et doit se reconstruire à partir du Rwanda ancien, celui qui existait avant cette division. » Grâce à la littérature, Scholastique Mukasonga a appris à se réconcilier avec elle-même. Aujourd’hui, avec le Renaudot, c’est avec l’humanité qu’elle renoue. « Pendant longtemps, j’ai gardé une sorte de rancoeur. Pourquoi la communauté internationale a-t-elle détourné le regard pendant trente ans ? Ce prix répare ce mal et me permet de croire de nouveau en l’homme. » Salutaire.

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