Ghada Amer, une œuvre pour la cause des femmes

À Marseille, une vaste rétrospective consacre le travail de l’artiste française d’origine égyptienne, connue pour son engagement féministe et ses toiles brodées. Jusqu’au 16 avril 2023.

Ghada Amer devant le Mucem, à Marseille, qui accueille son exposition rétrospective « A Woman’s Voice is Revolution ». © Solene de Bony/Mucem

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 13 janvier 2023 Lecture : 7 minutes.

Au-dessus de la Méditerranée, dans les jardins du fort Saint-Jean, à Marseille, une phrase écrite en arabe et forgée dans l’acier accueille les visiteurs. Ses lettres creuses sont remplies de charbon, tout autour poussent des buissons d’hélichryse de Corse – la fameuse immortelle aux propriétés cicatrisantes.

La phrase dit très exactement « Sawt al-mar’ati thawra » (« La voix de la femme est révolution »). C’est une corruption volontaire d’un hadith controversé qui affirme, lui, « Sawt al-mar’ati ‘awra » (« La voix de la femme est source de honte »). Cette sculpture-jardin réalisée par l’artiste franco-égyptienne Ghada Amer est une bonne introduction à sa grande rétrospective marseillaise, A Woman’s Voice Is Revolution, ouverte jusqu’au 16 avril 2023.

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« Cette œuvre produite pour la rétrospective marque l’entrée de la langue arabe dans les sculptures-jardins de Ghada Amer, explique Hélia Paukner, co-commissaire de l’exposition avec l’universitaire et journaliste Philippe Dagen. Elle est pensée pour s’adresser à un large public et elle est née de l’attention portée par l’artiste aux revendications féministes des mouvements arabes. La phrase choisie, où la modification d’une seule lettre entraîne une transformation complète du sens, provient d’une banderole exhibée lors des manifestations de 2011. Le charbon utilisé à l’intérieur des lettres d’acier Corten est une référence à la fois au feu de la révolte et aux buchers sur lesquels des femmes considérées comme des sorcières furent brûlées vives. Mais les immortelles viennent apaiser l’ensemble… »

Trois lieux pour une œuvre

À Marseille, dans le sud de la France, la rétrospective se déploie sur trois lieux différents, distants de quelques centaines de mètres. Au Mucem, avec Ghada Amer, Orient-Occident» ; au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, avec Ghada Amer, Witches and Bitches ; à la chapelle du Centre de la Vieille Charité avec Ghada Amer, Sculpteure.

Ce découpage, même si les lieux sont proches et qu’il est bien agréable de se promener dans ce quartier de la ville, n’a pas vraiment de sens sur le plan scientifique tant les œuvres de Ghada Amer ont cette capacité à dialoguer entre elles sans se répéter, approfondissant chaque fois, d’une manière différente, les questions liées à la féminité.

Ghada Amer, "Salon Courbé", 2008. Fauteuils et canapé en bois tapissés de toile brodée, tapis, papier peint imprimé. 749,9 × 560,1 cm. Édition 2 (GHA.16115). Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Marianne Boesky, New York et Aspen. © Ghada Amer

Ghada Amer, "Salon Courbé", 2008. Fauteuils et canapé en bois tapissés de toile brodée, tapis, papier peint imprimé. 749,9 × 560,1 cm. Édition 2 (GHA.16115). Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Marianne Boesky, New York et Aspen. © Ghada Amer

« Je ne voulais pas d’un parcours à thèse ou à thèmes, poursuit Hélia Paukner. Je voulais replacer toutes les œuvres dans les situations qui les ont vu naître. Elles se complètent les unes les autres. » La dissémination des espaces rebutera sans doute quelques visiteurs potentiels, mais ceux qui auront la curiosité d’arpenter les trois lieux différents pourront se faire une idée complète de la démarche opiniâtre qui guide la plasticienne depuis ses débuts.

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« Mon travail artistique s’intéresse à la femme ; non pas à la femme française ou à la femme arabe, mais à toutes les femmes, car il s’agit d’une cause et d’un combat universels. La question de l’égalité des droits se pose partout. Et celle-ci ne se limite pas à la question du voile », soutient celle qui sait aussi bien voiler que dévoiler.

Voiler et dévoiler

Née en 1963 au Caire (Égypte), Ghada Amer vit depuis 1974 en France – ses parents ayant rejoint la ville de Nice pour y terminer leurs études. Elle-même s’est formée à la Villa Arson d’abord, puis à l’Institut des hautes études en arts plastiques. Un parcours académique qui lui a offert des outils techniques, mais l’a surtout marquée en creux par ce qu’il ne proposait pas : très peu de femmes représentées dans l’art occidental, très peu d’artistes du Proche et du Moyen-Orient… et une impossibilité pour la jeune artiste de prendre des cours de peinture « en raison des faibles chance de faire carrière pour une femme peintre dans les années 1980-1990 ». Autant de barrières qu’elle va s’attacher à franchir, voire à détruire : « [Ghada Amer] déconstruit […] les notions binaires et schématiques que sont ‘l’Orient’ et ‘l’Occident’ et s’affirme comme une voix majeure portant sur les enjeux post-coloniaux et féministes de la création contemporaine », écrivent aujourd’hui les commissaires.

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Silhouettes et fils apparents

Depuis quelques années, Ghada Amer est surtout connue dans le monde de l’art pour son travail de broderie. Ses toiles, parfois partiellement peintes, s’ornent surtout de figures féminines brodées. Les fils de couleur ayant servi à délimiter leurs silhouettes ne sont pas coupés, occultant tantôt partiellement tantôt totalement les corps représentés. Dans le catalogue de l’exposition, Émilie Bouvard écrit ainsi, dans son essai Le corps, le cœur, sur un fil : « Depuis le début des années 1990, Ghada Amer représente sur de grandes toiles des femmes jeunes, nues, occidentales, qui nous regardent droit dans les yeux tout en se masturbant, jambes écartées, vulve exhibée. Quelques duos s’embrassent ou se donnent du plaisir. Ces femmes sont brodées à l’aide de fils de couleur. […] Les corps ne sont pas pleins mais dessinés. »

"Girls in White", Ghada Amer, 2004. © Ghada Amer

"Girls in White", Ghada Amer, 2004. © Ghada Amer

Si le travail de broderie est devenu, depuis quelques années, fréquent dans la création contemporaine, il ne l’est pas du tout quand Ghada Amer, à la fin des années 1980, s’intéresse à une revue vendue dans les rues du Caire, Vénus, où sont proposés des patrons et des modèles de tenues occidentales « adaptées » à la « pudeur » des populations cairotes – alors même que le poids des tabous se fait de plus en plus pesant.

« Amer se sert de ce matériau pour créer de nouveaux collages, poursuit Émilie Bouvard. Quelque deux années plus tard, elle opère un saut créatif : elle transpose ce qui était un sujet (les patrons de revue de mode) en un medium et choisit de broder plutôt que de peindre. Ce saut est porté par un contexte familial fécond : comme partout dans le monde alors, les mères, les tantes, les grands-mères qui forment l’entourage de la jeune femme cousent. »

Les procédés de brouillage attisent la pulsion scopique du spectateur, dans une tension qui restitue sa puissance érotique à chacune des figures

Après avoir brodé notamment des femmes au travail, d’un simple contour de fil rouge, Ghada Amer va sans cesse reprendre des modèles de pin’ up issus de magazines pornographiques, les occultant plus ou moins dans l’entrelacs des fils de couture. Laisser les fils apparents, c’est une décision prise en 1992 avec la toile intitulée Mini-Jupe.

Droit à la jouissance

« En même temps qu’ils atténuent leur caractère pornographique, les procédés de brouillage accroissent dialectiquement leur charme et leur séduction, écrit Hélia Paukner. Ils attisent la pulsion scopique du spectateur, dans une tension qui restitue sa puissance érotique à chacune des figures aperçues derrière les écheveaux de fils. De même, la fragmentation des corps nettement sexués permet par ses cadrages désinhibés un impact visuel et émotionnel fort, dénotant la puissance sexuelle des femmes représentées et l’affirmation de leur droit à la jouissance. »

Et c’est là l’une des grandes forces des toiles de Ghada Amer : en un seul geste pictural, pourfendre à la fois les interdits pesant sur le corps des femmes comme leur marchandisation dans la pornographie. À l’entrée de l’exposition du Frac, titrée Putes et sorcières (Bitches and Witches), un cartel rappelle incidemment : « Ménagères, pin-up et sorcières parcourent son œuvre comme autant de femmes abaissées, objectisées, humiliées ou pourchassées qu’il s’agit de réhabiliter. »

Monet, Ingres, Jaspers, Matisse…

Si cet aspect de l’œuvre de Ghada Amer est le plus frappant, les trois expositions marseillaises permettent d’en comprendre aussi les ramifications et les développements. Notamment dans le monde de la création, puisque l’artiste n’hésite pas à rendre hommage à ses maîtres masculins… tout en critiquant avec force la longue invisibilisation des femmes dans l’histoire de l’art. Certaines de ses œuvres brodées et féministes reprennent ainsi des tableaux de peintres classiques tels Le Bain turc et La petite odalisque de Jean-Auguste-Dominique Ingres ou Les Nymphéas de Claude Monet.

"Portrait of the Revolutionary Woman", Ghada Amer, 2017. © Ghada Amer/C.Burke Studios

"Portrait of the Revolutionary Woman", Ghada Amer, 2017. © Ghada Amer/C.Burke Studios

Elle s’intéresse aussi à des peintres plus contemporains, comme l’Allemand Josef Albers (1888-1976), qui travailla longtemps sur le carré. En enfermant ses pin-up brodées dans des carrés concentriques, Ghada Amer cherche à « rendre hommage à un peintre admiré », mais aussi à « imposer la femme dans l’histoire de l’abstraction et, plus largement, dans celle de la modernité artistique », comme l’écrivent les commissaire.

Broder, écrire, peindre, sculpter

Du fil à l’écriture, il n’y a qu’un pas, et nombre d’œuvres présentées dans l’enceinte du Mucem montrent aussi des travaux plus abstraits dans lesquels l’artiste reprend des textes, des aphorismes, des définitions… Avec l’installation Encyclopedia of pleasure, elle brode ainsi sur des cartons couverts de tissu des extraits du plus ancien traité érotique en langue arabe, écrit par Abul Hasan Ali Ibn Nasr al-Katib vers le XIe siècle, dont elle a spécifiquement choisi des extraits traitant du plaisir féminin ! Avec un certain humour, elle peut aussi broder des citations féministes de Simone de Beauvoir comme de… Saddam Hussein, reprendre des extraits du Coran ou répéter la définition du mot « paix » en arabe.

Enfin, à l’instar d’un Matisse – qu’elle admire – ou d’un Picasso, Ghada Amer s’essaie ces dernières années à la céramique et à la sculpture en bronze. Ses pin-up sont toujours là, souvent, défiant le spectateur du regard. Si les amas colorés « réalisés avec la main gauche » laissent un peu perplexe, voire dubitatif, les grès cérame et les bronzes massifs reprenant la forme du paravent exposés dans le centre de la Vieille Charité ouvrent vers de nouveaux horizons. À y regarder de près, les paravents accueillant des visages de femmes sont en réalité des cartons dépliés : des boîtes enfin ouvertes sur la liberté.

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