Quand nationalistes marocains et algériens se battaient côte à côte contre la France

En 1953, une partie des nationalistes marocains opte pour la lutte armée contre les Français. Un an plus tard, le FLN voit le jour en Algérie. Pour obtenir leur indépendance respective, les deux mouvements vont pleinement collaborer et nouer des amitiés indéfectibles. 

De g. à dr., Mohammed Allal El Fassi, Mohammed El Yazidi, Abdelkrim El Khattabi et Allal El Fassi, au Caire, le 12 septembre 1955. © AFP

Publié le 21 janvier 2023 Lecture : 7 minutes.

FRÈRES D’ARMES CONTRE LE COLONIALISME (2/3). En 1953, le sultan Mohammed Ben Youssef (futur Mohammed V) est déposé par les Français et contraint, avec sa famille, à l’exil. À l’époque, le Mouvement national marocain est déjà solidement implanté.

Entre 1921 et 1927, un autre émir, le fameux Abdelkrim El Khattabi, avait infligé une sévère défaite à l’armée coloniale espagnole (pourtant assistée par les Français), fondé la République du Rif, conduit la guerre du Rif, avant de connaître la défaite et d’être contraint à l’exil à la Réunion.

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Sa geste et la guerre contre les colons, pleine de panache mais terriblement meurtrière pour les Rifains, enracinent le nationalisme dans le Nord (sous protectorat espagnol) et marquent les consciences dans le reste du pays.

Ce souvenir est particulièrement fort chez la jeune bourgeoisie citadine et traditionnelle de Salé, Rabat et Fès, qui va se structurer en luttant contre le Dahir Berbère en 1930. Une loi voulue par les Français visant à retirer au sultan son pouvoir de juridiction sur les tribus berbères, et à créer un séparatisme avec les tribus arabes. Le but étant, à terme, que les Berbères soient « assimilés » aux Français, un grand fantasme colonial.

De réunions secrètes en comité d’action, tout cela aboutit à la création de l’Istiqlal, le premier parti marocain réunissant les tenants de la lutte anticoloniale – toutes étiquettes politiques confondues – et à la rédaction du Manifeste de l’indépendance en 1944. Le tout soutenu par le sultan Mohammed Ben Youssef, qui enfoncera le clou avec son discours de Tanger, en 1947, où il exigera purement et simplement l’indépendance.

De la résistance politique à la lutte armée

Après cet affront aux autorités coloniales françaises, le sultan est déposé. Chez les nationalistes, et les Marocains en général, cet événement est vécu comme une humiliation et agit comme un détonateur. Plusieurs membres et factions de l’Istiqlal, désabusés face à l’inefficacité de l’action politique, optent pour la résistance armée et fondent l’Armée de libération nationale (ALN), comme le préconisait El Khattabi, qui a depuis réussi à s’enfuir au Caire, en Égypte.

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L’ALN rejoint les tribus berbères du Rif et de l’Oriental hostiles à la déposition du sultan pour s’entraîner militairement, tout en étant pilotée politiquement par Abdelhak Torrès, le Docteur El Khatib et Cheikh Messaoud, qui dirigent le Comité de Tétouan.

Parmi eux, nombreux sont ceux qui avaient été enrôlés dans l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale : non seulement ils ont l’expérience du combat, mais ils croient dur comme fer au mouvement de décolonisation des empires européens induit par ce conflit. À partir du 2 octobre 1955 – un mois avant le retour d’exil du sultan –, l’ALN déclenche la « seconde guerre du Rif », qui durera jusqu’à l’indépendance et mobilisera 15 000 soldats français.

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Le Caire, plaque tournante des nationalistes

Chez les voisins, le Front de libération nationale (FLN) et son bras armé, l’Armée de libération nationale (ALN), sont officiellement fondés en octobre 1954, soit un mois avant le début de la guerre d’Algérie. Au départ, les membres du FLN ne sont que quelques milliers, et ils ont cruellement besoin de soutien. Or c’est exactement ce que vont leur offrir le Maroc et la Tunisie, déjà lancés dans une insurrection généralisée.

Des combattants algériens de l'ALN, près de la frontière tunisienne, en 1955. © AFP

Des combattants algériens de l'ALN, près de la frontière tunisienne, en 1955. © AFP

Depuis 1945 et la création de la Ligue arabe en Égypte, le Caire – bastion du panarabisme – est le QG des nationalistes nord-africains : El Khattabi y a élu domicile et dirige le Comité de libération du Maghreb (1948), le Tunisien Habib Bourguiba s’y est exilé de 1945 à 1949, les cadres du FLN – Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider – sont contraints de s’y cacher en 1953, tandis que Mohamed Boudiaf est chargé par Abdelkrim El Khattabi de coordonner les armées marocaine et algérienne : une sorte d’Armée de libération du Maghreb qui ne dira jamais son nom, l’autre grand rêve de l’émir du Rif.

Cette volonté de synergie donne lieu à la signature d’un accord entre les leaders marocains et algériens, dans lequel les deux parties s’engagent à collaborer et à se partager les armes. Et où le Maroc s’engage également à aider les Algériens à acheminer leur arsenal jusqu’à chez eux.

Camps d’entraînement et usine d’explosifs

Dès 1954, Mohamed Boudiaf rallie Nador, dans le nord-est du Maroc, pour gérer le camp d’entraînement de l’ALN et du FLN. Sur place, il se lie d’amitié avec des figures du nationalisme marocain : Saïd Bounailat, Abdellah Senhaji, Abbas Messaâdi, mais aussi Bensaïd Aït Idder et le Docteur El Khatib. Ensemble, ils parviennent même à mettre sur pied une usine clandestine de fabrication d’explosifs.

D’autres camps d’entraînement fleurissent un peu partout dans le Rif et l’Oriental, proches de la zone espagnole et de la zone internationale de Tanger, mais aussi dans le centre du Maroc. Les nationalistes marocains et algériens participent ensemble à des réunions stratégiques, sous la houlette d’un cador de l’Istiqlal, l’avocat Abderrahim Bouabid.

Du côté de la frontière marocaine, des hôpitaux de campagne se multiplient pour soigner les combattants algériens blessés de la région oranaise, ou tout simplement leur permettre de se reposer. « En réalité, l’ALN et le FLN avaient une relation organique. C’était les mêmes hommes, embarqués dans le même combat, et avec les mêmes armes », décrit Brahim Ouchelh, ex-opposant à Hassan II.

« L’Odyssée du Dinah »

Et des armes, les deux mouvements en ont besoin. Dans les rangs des nationalistes ou de leurs héritiers spirituels, nombreux sont ceux qui ont encore en mémoire « l’Odyssée du Dinah”, la toute première livraison d’armes de Nasser aux Marocains et aux Algériens.

Le 28 février 1955, un bateau très spécial quitte le port d’Alexandrie. À son bord­ : Houari Boumédiène, une vingtaine de révolutionnaires, ainsi que 13,5 tonnes d’armes et de munitions. Ce bateau, le Dinah, est en fait un splendide yacht de luxe. Un cadeau généreusement offert à son épouse par le roi Farouk avant que celui-ci ne soit renversé et ses biens confisqués. La plaisance ne faisant pas partie de ses hobbies, Nasser a trouvé au yacht une nouvelle vocation : servir de navire de transport pour livrer des armes à ses camarades maghrébins. À la tête de cette opération à haut risque : Ahmed Ben Bella, à cheval entre l’Égypte et la Libye, et les renseignements égyptiens.

Le 19 mars, le yacht approche des côtes de Nador. Par précaution et pour éviter d’attirer l’attention des Espagnols, la cargaison ne sera débarquée que dix jours plus tard par des hommes éprouvés. L’aventure ne s’arrêtant pas là, puisqu’ils ont dû multiplier les allers-retours dans la nuit, l’eau et le froid pour décharger les lots d’armement sur la plage.

De g. à dr., Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf et Houari Boumédiène (coupé), dans le maquis. © Archives JA

De g. à dr., Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf et Houari Boumédiène (coupé), dans le maquis. © Archives JA

Au bout du parcours, l’intrépide Saïd Bounailat et le très rigoureux Houari Boumédiène, prennent le relais pour acheminer une partie du stock en Algérie. Mais pour ce faire, encore faut-il traverser une partie des montagnes du Rif. « Boumédiène était un peu chétif et peu habitué aux reliefs. Du coup, Bounailat l’a porté sur son dos pendant une bonne partie du trajet. C’est une anecdote confirmée par Abderrahmane El Youssoufi en personne », souligne Brahim Ouchelh. Cette livraison, digne d’un roman noir, sera la première d’une longue série, avec toujours le même itinéraire.

Citoyens ordinaires et grandes décisions

Lorsque la lutte armée est déclenchée, le nombre d’Algériens résidant au Maroc passe de 40 000 à 100 000. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les deux pays ont connu des mouvements de migration dans les deux sens. Les Rifains émigrent dans la région d’Oran et d’Alger au gré du travail saisonnier avant de s’y établir définitivement ; les Algériens s’installent à Oujda pour des raisons économiques ou pour fuir le colonialisme.

Bien avant l’arrivée des Français, la frontière entre l’Oriental et l’Oranie est floue, les populations se mélangent et ne se voient guère de différences. À partir de 1954, des réseaux clandestins, formés par des Marocains « ordinaires », apportent leur aide aux résistants algériens. L’organisation secrète d’Oujda, par exemple, assure la liaison entre des membres du FLN basés à Nador et leurs alliés à l’intérieur de l’Algérie.

Du côté de l’ALN et du FLN, la tension monte d’un cran. Les deux organisations veulent frapper un grand coup. En août 1955, elles auraient été à l’œuvre dans le soulèvement constantinois, où la répression coloniale fera 10 000 morts musulmans, selon l’historien Benjamin Stora. En prévision de l’automne 1955, qui marque le second anniversaire de la déposition du sultan Mohammed Ben Youssef, Marocains et Algériens prévoient également des actions communes.

Seulement voilà, le 10 novembre de cette année là, et contre toute attente, les Français se résignent au retour de Sidi Mohammed, plus aimé et légitime que jamais auprès de l’opinion publique marocaine et des nationalistes. Quelques mois plus tard, le Maroc obtient son indépendance…

Au printemps 1955, il participe à la réunion de Madrid (avec Abdelkébir El Fassi, Abdelkrim El Khatib, Abderrahmane Youssoufi côté marocain et Ahmed Ben Bella pour la partie ALN/FLN), qui choisit la date du 20 août 1955 pour lancer l’offensive dans le Constantinois, où venait de disparaître Mourad Didouche.

À partir de 1956 et de l’indépendance du Maroc, l’émigration des Algériens – qu’ils fuient une Europe en crise ou une Algérie en guerre – va s’intensifier. À partir de 1957, pour la seule ville d’Oujda, on compte plus de 6 000 réfugiés, et presque 10 000 l’année suivante. Quant à la communauté marocaine expatriée en Algérie, elle est si bien intégrée que, lorsque la lutte armée se déclenche en Algérie, elle est automatiquement « embarquée » dans le mouvement. Parallèlement, une solidarité prend forme entre les dirigeants des mouvements nationalistes des deux pays.

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