Jazz sud-africain, Le combat contre l’oubli du label Matsuli

Un petit label indépendant part à la recherche des pépites du jazz sud-africain pour les rééditer en vinyle et documenter leur histoire.

La chanteuse sud-africaine Miriam Makeba, lors du Festival panafricain d’Alger, en 1969. © Philippe Gras /Le Pictorium/MAXPPP

Publié le 4 mars 2023 Lecture : 5 minutes.

Quand certains fleurissent les tombes pour honorer les morts, d’autres dépoussièrent les archives pour rééditer la musique d’un artiste disparu. Décédé en 1970, le pianiste Gideon Nxumalo n’a pas pu défendre l’album Gideon Plays, sorti en 1968 et dont les bandes originales sont introuvables. Par chance, il existe des copies – au son imparfait – que s’est procuré Matsuli Music. Un travail de réédition plus tard et l’album sort comme neuf en 2021, accompagné d’une riche documentation. C’est « l’un des titres les plus rares et des plus mythiques des standards du jazz sud-africain » qui renaît, souligne la pochette.

Rupture de stocks

D’une couleur rouge sang, le vinyle rencontre son public. Matsuli a écoulé tous ses exemplaires. L’engouement fut identique pour les vinyles du groupe Batsumi dont les stocks sont épuisés et qui doivent ressortir en juin. C’est la modeste success story d’un label indépendant qui a commencé comme un blog musical en 2006 et qui compte aujourd’hui 24 éditions vinyles.

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Tant qu’il y aura davantage d’acheteurs que de dettes, les gérants de Matsuli Music continueront à faire tourner cette mini entreprise sur leur temps libre. Le label est géré depuis Londres par Matt Temple, un Sud-Africain de Pietermaritzburg exilé au Royaume-Uni où il avait ouvert son blog. Au moment de s’aventurer dans la publication musicale, Matt Temple s’associe à Chris Albertyn, un Sud-Africain de Durban. Les deux hommes s’allient dans ce que Matt Temple appelle « le combat contre l’oubli ».

Sauvegarde du patrimoine

Le label a trouvé sa raison d’être dans un pays qui ne prend pas soin de son patrimoine musical. Un pays qui a passé un demi-siècle à l’isolement et dont certains trésors sont inconnus en dehors de ses frontières. « Compte tenu de l’histoire de l’Afrique du Sud et de sa mise à l’écart du reste du monde [à cause du régime ségrégationniste de l’apartheid, de 1948 à 1994] il existe une musique jazz qui mérite d’être écoutée plus globalement et popularisée », défend Chris Albertyn.

La censure du régime raciste de l’apartheid a également mis en sourdine la qualité et la richesse de la scène sud-africaine. Pourtant, « cela fait bientôt cent ans que ce pays est une nation de jazz, c’est énorme », fait remarquer le journaliste Sam Mathe. Dans son livre, « From Kippie To Kippies And Beyond », intitulé ainsi en hommage à Kippie Moekesti, parrain du jazz sud-africain, Sam Mathe recense plus de 288 artistes de jazz dont il raconte l’histoire « pour préserver ce patrimoine ».

Le jazz n’est pas seulement la musique des Américains, c’est aussi une musique africaine

En plus d’être une nation de jazz, l’Afrique du Sud est un pays influent musicalement. Dans les années 1950, Louis Armstrong reprend « Skokiaan », un morceau écrit par le zimbabwéen August Msarurgwa et enregistré en Afrique du Sud chez Gallo Records. Cette reprise par Armstrong, « c’était une manière de dire : le jazz n’est pas seulement la musique des Américains, c’est aussi une musique africaine » interprète Sam Mathe. Le jazz américain influence l’Afrique du Sud et vice versa. « Les États-Unis et l’Afrique du Sud se sont toujours nourris l’un et l’autre », résume le journaliste.

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Près de 80 % des ventes à l’international

Au cours des années 1960, le régime de l’apartheid durcit les lois ségrégationnistes. Plusieurs artistes s’exilent aux États-Unis ou en Europe. Le jazz sud-africain s’exporte sous la contrainte. Les Occidentaux découvrent Hugh Masekela, Myriam Makeba, Abdullah Ibrahim ou Jonas Gwangwa, les plus grandes stars du jazz sud-africain. « Ce sont des ambassadeurs très importants, mais il y a tellement de richesse au-delà ces artistes. Néanmoins, grâce à eux les gens comprennent qu’il y a des choses intéressantes à explorer du côté du jazz sud-africain », observe Chris Albertyn.

Les mélomanes étrangers font les affaires Matsuli, qui assure 80 % de ses ventes à l’international, principalement en Europe. Le Royaume-Uni figure en bonne place avec un marché du vinyle qui a augmenté de 11 % en 2022. Une tendance qui encourage Matsuli Musique à préférer ce format, malgré la hausse des coûts de production et la saturation des usines de pressage. Le label distribue également ses vinyles localement chez une dizaine de disquaires indépendants.

La nouvelle génération est toujours à la recherche de son passé

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Les jeunes jazzeux peuvent désormais chiner dans les bacs à vinyles ou naviguer sur les plateformes de streaming pour découvrir gratuitement la musique de leurs aînés. « La nouvelle génération est toujours à la recherche de son passé. Avoir un label comme Matsuli, c’est une bénédiction, pour eux et pour les gens curieux comme moi », félicite Sam Mathe.

Ces rééditions ont de l’influence. Un jour de 2016, Matt Temple se rend à un concert londonien de The Brother Moves On, l’une des sensations du jazz sud-africain contemporain. En live, ces jeunes musiciens reprennent un morceau du groupe Batsumi, actif dans les années 1970 et réédité par Matsuli Music. « C’est une histoire circulaire ! Personne n’avait entendu parler de ce groupe avant. Mais grâce à cette réédition, voilà un groupe contemporain qui joue la musique de cette époque », s’émeut Chris Albertyn.

Cette rencontre entre deux générations et un label débouche sur une collaboration. Matsuli Music invite The Brother Moves en studio pour réinterpréter le jazz de Batsumi et des anciennes figures du jazz sud-africain. L’album Tolika Mtoliki sort en 2021 et devient le troisième publication du label à ne pas être une réédition.

Un rêve d’éditeur

Il est parfois plus simple d’enregistrer un album avec des musiciens contemporains que de convaincre des artistes de rééditer leur travail. Le label rêve de publier Underground In Africa d’Abdullah Ibrahim sorti sous le nom « Dollar Brand ». Une réédition de 1979 coûte entre 400 et 500 euros sur Discogs. Malheureusement pour Matsuli, l’artiste préfère vendre son catalogue à une grosse maison de disques, croit comprendre Chris.

Parfois, les artistes refusent la réédition de leur œuvre par désintérêt ou appréhension de se replonger dans le passé. Dans d’autres cas, ce sont les membres d’un même groupe qui sont fâchés. « C’est dommage, regrette Chris Albertyn, il y a tellement de bonne musique qui mérite d’être rééditée ou publiée pour la première fois. » Face au sérieux du travail de Matsuli, des artistes pourraient changer d’avis et se laisser tenter. « En treize ans d’existence, il y a eu beaucoup de nouvelles rééditions, c’est génial. On a ouvert la voie en quelque sorte. La musique que l’on croyait disparue réapparaît. »

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