Mia Couto : « La poésie m’a ouvert les portes de la Révolution »

L’écrivain mozambicain, qui s’engagea dans la lutte pour l’indépendance de son pays, se décrit avant tout comme un poète. Son dernier opus, « Le Chasseur d’éléphants invisibles », vient de sortir en langue française.

L’écrivain mozambicain Mia Couto, ici en 2011. © Ulf Andersen/Aurimages via AFP

Publié le 19 février 2023 Lecture : 7 minutes.

Après Le Cartographe des absences et La Cour des ombres, publiés en septembre 2022, Mia Couto vient de sortir, en ce mois de janvier, un recueil de nouvelles, Le Chasseur d’éléphants invisibles. Les titres de ces ouvrages offrent à eux seuls une plongée dans son univers et son talent de conteur. Tour à tour, l’auteur mozambicain, aujourd’hui âgé de 67 ans, nous met dans la peau d’une fumeuse d’étoiles, d’un père avec des oiseaux au fond des yeux, d’un archéologue dérouté par ses propres fouilles, d’une statue du conquérant Vasco de Gama en pleine discussion avec celle du poète Camões, d’un contrôleur avec de la pluie dans la bouche, d’un enfant connecté avec l’esprit de son géniteur disparu ou encore d’un écrivain inventeur d’oublis.

Composée d’une vingtaine d’ouvrages traduits du portugais – contes, romans, recueils de nouvelles et de poèmes –, sa bibliographie illustre ce foisonnement créatif. La Pluie ébahie, L’Accordeur de silences, Poisons de Dieu, remèdes du diable… Autant de titres qui emportent l’imagination.

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Le seul Blanc au Frelimo

Au début des années 1970, c’est pourtant vers des études de médecine qu’António Emílio Leite Couto se dirige. Lui et ses deux frères sont nés à Beira, sur les côtes mozambicaines, après l’exil de leurs parents, qui ont fui le Portugal et le régime dictatorial de Salazar. À 17 ans, en pleine guerre de libération, celui qui se rebaptise « Mia » quitte sa ville natale pour aller étudier au sein de la seule université du pays, à Lourenço Marques – la future Maputo.

« Je voulais lutter pour l’indépendance du Mozambique, c’était mon objectif », se rappelle Mia Couto. Par l’entremise d’autres étudiants, il entre en relation avec le Front de libération du Mozambique (Frelimo), fondé en 1962 et que rejoint très rapidement celui qui deviendra le premier président du pays, Samora Machel. « Je me souviens avoir été convoqué en dehors de la ville. J’étais le seul Blanc parmi des dizaines de personnes. Trois hommes décidaient si l’on pouvait être membre de l’organisation. L’un d’eux m’a demandé si c’est moi qui écrivais des poèmes dans les journaux. J’ai confirmé, et il m’a répondu : “Nous avons besoin de poésie”. C’est donc la poésie qui m’a ouvert les portes de la Révolution ! », sourit l’auteur. Il  abandonne alors la médecine et devient reporter, puis directeur de l’Agence d’information du Mozambique.

Il participe alors à la création de réseaux de communication au service de la lutte pour la libération du pays. L’indépendance proclamée, en juin 1975, il poursuit sa carrière au journal Tempo puis à Noticia. « Ce que je préférais, c’était les reportages, raconter les histoires des gens que je rencontrais dans tout le pays… Je suis ensuite devenu directeur. Puis, peu à peu, j’ai perdu confiance dans la cause politique. Je devais quitter le journal, qui restait un instrument [aux mains] du Frelimo ».

À partir de 1977, le pays plonge dans une guerre civile qui ne s’achèvera qu’en 1992. Entre-temps, en 1986, le président, Samora Machel, meurt dans un accident d’avion. À cette même époque, Mia Couto décide de quitter le monde des médias et de reprendre des études de biologie, son « autre passion ».

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Redéfinir l’identité mozambicaine

Durant ces années, le Mozambique se vide de sa population portugaise et de ses descendants. Estimée à 200 000 personnes juste avant l’indépendance, elle chute à 7 000 âmes au début des années 1990. « Les Couto sont une famille emblématique de la vie culturelle de Maputo, explique Aurore Vinot, réalisatrice de Vagando Maputo, un documentaire consacré aux milieux culturels du pays. Très peu de Mozambicains blancs ont eu autant d’influence. Car cette famille a décidé de rester et de participer à la construction du pays, coûte que coûte, malgré les difficultés, dans un contexte chaotique et très incertain. Elle a fait partie des acteurs culturels que Samora Machel a invités à redéfinir l’identité mozambicaine ».

Mia Couto revient sur cette période complexe dans son dernier roman, Le Cartographe des absences, la plus autobiographique de ses œuvres, reconnaît-il. Celui qui aime plaisanter sur la faiblesse de sa mémoire – « ce qui me permet de croire que toutes les histoires que j’invente sont vraies » – replonge dans les souvenirs de son enfance, à Beira, à travers le personnage d’un écrivain de retour dans sa ville natale. Alors qu’il aimerait oublier un passé trop lourd, il rencontre Liana, petite-fille d’un inspecteur de la police politique de l’État fasciste portugais sous la colonisation, qui, elle, est en quête de son histoire. Tous deux en viennent à enquêter sur l’une des pages les plus sombres du pays : les massacres d’Inhaminga (1973-1974).

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Massacres d’Inhaminga

« Un épisode que nous avons choisi d’oublier, au Mozambique comme au Portugal, explique Mia Couto. C’est pourtant le massacre le plus cruel que l’armée coloniale a perpétré pendant la guerre. » La dictature de Salazar est en train de sombrer et prendra fin, en 1974, avec la Révolution des œillets. La démocratie s’installe au Portugal, et le processus d’indépendance du Mozambique est en marche, dès lors, pour fonder les bases d’un pays unifié, riche de différentes cultures et de plus de trente langues.

« Les deux côtés ont décidé d’oublier ce qu’il s’était passé, d’oublier que plus de 60 000 soldats noirs mozambicains ont fait partie de l’armée coloniale, explique l’auteur. J’ai choisi d’en parler pour m’interroger sur ce que nous choisissons d’oublier. Une nation a besoin d’oubli, mais, à un certain moment, il est temps de se souvenir. Car ce que nous appelons l’oubli est un mensonge. Nous construisons des récits du passé. »

Hybridation du langage

Et c’est justement sur les traces des récits qui ne sont pas encore écrits que part Mia Couto dans ce roman comme dans le précédent, Les Sables de L’Empereur. Une préoccupation prégnante, souligne Elisabeth Monteiro Rodrigues, qui a traduit en français près d’une quinzaine de ses livres.

La traductrice distingue deux périodes dans l’œuvre de l’écrivain mozambicain le plus connu en dehors de son pays. La plus récente, ouverte en 2011 avec L’Accordeur de silences, où « l’écriture emprunte une voie plus dépouillée pour s’interroger de façon plus directe sur l’écriture de l’histoire du Mozambique et des différentes versions du passé ». Là où, précédemment, « abondent les créations lexicales et ce que la critique a appelé des “néologismes” ». « Cette langue puise sa source dans l’écriture de paroles entendues, de la fusion de mots, de proverbes détournés, de mots tronqués… Des pratiques courantes au Mozambique », dit-elle. Et aujourd’hui encore, dans les recueils de Mia Couto, on croise des êtres qui « s’arbrent », « se dauphinisent », « divaranguent », « se ponantent »…

 © Éditions Métailié

© Éditions Métailié

Ce que confirme l’auteur angolais José Eduardo Agualusa, ami depuis trente-cinq ans de Mia Couto, avec qui il a sorti, en 2020, Le Terroriste élégant. Comme Elisabeth Monteiro Rodrigues, Agualusa mentionne le parti pris de la poésie : « Mia est avant tout un grand conteur. Il parvient à transformer des épisodes du quotidien en intrigues extraordinaires. Toutes ses fictions ont une forte charge poétique. Son écriture se caractérise par un mélange entre la poésie, l’humour et une certaine mélancolie, très typique des Mozambicains ».

Mia Couto, lui, se décrit d’abord comme poète. Puis, comme « traducteur », s’estimant en permanence « à la frontière » : « Je suis un Blanc qui vit dans un pays majoritairement noir, je suis écrivain dans un pays où l’oralité domine, je ne suis pas croyant dans un pays profondément religieux. Alors, dans les livres, parfois je suis un enfant, un chien, une femme, je peux être toutes les personnes que je souhaite pour exprimer ce rapport à la frontière. » Son inspiration puise dans son environnement et il se qualifie aussi d’ « auditeur professionnel » : « Écouter, c’est être capable de décoder différentes manières de parler et de se représenter le monde ».

Histoire commune

Dans toute son œuvre, Mia Couto déploie une multiplicité de points de vue pour recomposer une histoire commune, à l’échelle de son pays ou bien au-delà, comme il l’écrit en introduction des Sables de l’Empereur : « Une incursion dans un passé qui n’est pas passé et dans une géographie qui, parce qu’elle est africaine, m’intéresse par son universalité ».

Le « profond et sincère amour du Mozambique » de Mia Couto que mentionne la réalisatrice Aurore Vinot quand elle se souvient de leur rencontre, est, pour l’auteur, un héritage de son père, Fernando Leite Couto. Journaliste et poète, cette figure paternelle est un des personnages du Cartographe des absences. « Mon père, se souvient Mia Couto, dont on devine toute l’admiration émue qu’il lui vouait, n’était pas simplement un poète, il vivait poétiquement. »

La Fondation créée par les frères Couto porte d’ailleurs le nom de ce père, disparu en 2013. Depuis 2015, elle se situe dans un lieu culturel, à Maputo, qui soutient les jeunes artistes. Rien d’étonnant à ce que Mia Couto qui disait, dans Terre somnambule, qu’écrire c’est apprendre aux gens à rêver, surnomme ce centre « la fabrique d’histoires ».

Le Chasseur d’éléphants invisibles, éd. Chandeigne, 2023. Mia Couto. Trad. Elisabeth Monteiro Rodrigues. 256 pages, 22 euros.
La Cour des ombres, éd. Project’Îles, 2022, Mia Couto. Illustration Maya Mihindou, Trad. Elisabeth Monteiro Rodrigues. 44 pages, 18 euros.
Le Cartographe des absences, éd. Métailié, 2022, Mia Couto. Trad. Elisabeth Monteiro Rodrigues. 352 pages, 22,80 euros.

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