L’UGTT lance un nouveau Quartet, Kaïs Saïed riposte

Comme elle le fait à chaque crise majeure, ce qui lui a d’ailleurs valu d’être colauréate du prix Nobel de la paix en 2015, la toute-puissante centrale syndicale lance une nouvelle initiative de dialogue national, avec cette fois de nouveaux associés… Réplique immédiate de Carthage.

Conférence de presse des représentants du nouveau Quartet, à Tunis, le 27 janvier 2023. De g. à dr., Abderrahmane Hedhili (FTDES), Noureddine Taboubi (UGTT), Hatem Meziou (Ordre des avocats) et Bassem Trifi (LTDH). © Mohamed Hammi/SIPA

Publié le 2 février 2023 Lecture : 4 minutes.

Se réunir autour d’une table pour se concerter et organiser une opération de sauvetage d’un pays en détresse. C’est la proposition que formule à chaque crise l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). En 2014, une initiative identique visant à préserver la transition démocratique avait été entreprise par la centrale syndicale en association avec l’Ordre des avocats, le patronat et la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), et conduit à l’adoption d’une Constitution et à l’organisation d’élections libres. Cette démarche avait valu au « Quartet » ainsi constitué de recevoir le prix Nobel de la paix en 2015.

Face à la crise actuelle, dont la Tunisie ne semble pas pouvoir se relever sans dégâts, le principal syndicat du pays, représenté par son secrétaire général, Noureddine Taboubi, propose donc un nouveau dialogue élargi avec, pour compagnons de route, la LTDH, l’Ordre des avocats et le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Cette fois, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, patronat), pourtant reconnue comme une des organisations nationales les plus influentes et présente lors d’une visite de travail à Oslo à la mi-janvier aux côtés de l’UGTT, du ministre des Affaires sociales et de celui de l’Économie, n’est pas partie prenante.

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L’absence du patronat n’a pas été compensée par la présence d’organismes équivalents, comme la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect), la centrale syndicale des PME. Tout comme celle de l’Union tunisienne pour l’agriculture et la pêche (Utap) n’a pas donné lieu à une invitation du Synagri, le Syndicat national des agriculteurs de Tunisie. Une approche qui interpelle dans la mesure où l’initiative repose sur une large adhésion de toutes les forces actives du pays. On note aussi que les femmes et les jeunes sont écartés de ce conclave du sauvetage. La démarche initiée par l’UGTT semble ainsi reproduire exactement les travers reprochés à la méthode du président Kaïs Saïed.

Trois commissions au travail

Depuis le 27 janvier en tout cas, la machine est en route et on discute du diagnostic… « en attendant d’établir une ordonnance qui sera sans doute difficile à suivre en raison des pénuries, entre autres de médicaments et de compétences médicales », ironise une militante féministe dont l’association n’a pas été conviée au tour de table. Pourtant, le nouveau Quartet essaye d’avancer en bon ordre en s’appuyant sur trois commissions, chacune chargée d’un volet des réformes : l’une politique, l’autre économique et la troisième sociale.

Différentes personnalités nationales ont été désignées pour participer à ces commissions qui semblent calquées sur l’organigramme mis en place par le constitutionnaliste Sadok Belaïd lors de l’élaboration d’un projet de Constitution, en juin 2022, rejeté ensuite par le président Kaïs Saïed au profit de son propre projet. « Qu’apporte de neuf ce genre de démarche quand on y retrouve Mongi Safra, un conseiller de Ben Ali, plutôt que des figures de l’intelligence artificielle ? » s’insurge un fondateur de start-up qui rappelle que « les jeunes représentent 50 % des Tunisiens, ils sont l’avenir qui se joue déjà ici et maintenant ».

Autant dire que l’initiative semble mal perçue par une opinion excédée par l’incapacité de l’UGTT à trouver des solutions à des crises où elle est partie prenante, comme celle qui mine l’éducation nationale. Un ancien député rappelle à Noureddine Taboubi que « son prédécesseur, Houssine Abassi, avait convié les partis pour consolider les discussions du Quartet, qui finalement sont aussi politiques que celles conduites actuellement ». Une autre question revient également, même si elle n’est pas encore formulée ouvertement : à qui l’UGTT adressera-t-elle les recommandations finales ? Pour mettre en œuvre quel mécanisme de relance ?

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La mise à l’écart des formations politiques semble surtout répondre à la volonté de complaire au président Saïed, qui nourrit une aversion particulière pour les partis associés au pouvoir pendant la dernière décennie et ne voit pas l’utilité d’un dialogue national. « Exclure les partis serait une erreur d’évaluation car cela conduirait à l’échec de cette initiative en faisant beaucoup de bruit pour rien, ou presque », renchérit un membre de l’ancienne instance pour la protection de la révolution, qui rappelle que les conditions de 2015 ne sont pas celles de 2023 et qu’exclure pour avoir une image populaire est paradoxal et peut conduire l’UGTT à sa perte.

Guerre ouverte

Le déroulement des faits accrédite cette hypothèse. Très vite après l’annonce de la nouvelle initiative du syndicat, Kaïs Saïed a saisi l’occasion au bond et porté deux estocades successives à l’UGTT. D’abord avec la nomination surprise, le 30 janvier, de Mohamed Ali Boughdiri, ancien secrétaire général adjoint de la centrale syndicale en désaccord avec la direction actuelle, au poste de ministre de l’Éducation nationale. Ensuite en affirmant le lendemain, devant les hauts gradés de la garde nationale, que « le droit syndical ne peut devenir une couverture cachant des fins politiques, qui ne sont un secret pour personne ».

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La stratégie actuelle du président semble donc être de discréditer la centrale aux yeux de l’opinion publique, mais elle apparaît surtout comme une tentative d’occulter la débâcle des dernières législatives. « Il a opté maladroitement pour la diversion par le biais d’une manœuvre primaire et historiquement perdante : une déclaration de guerre martiale à l’UGTT », commente l’avocat et juriste Ahmed Souab. De quoi, peut-être, permettre au syndicat, qui n’est jamais aussi fort que lorsqu’il est menacé, d’ajuster ses curseurs en s’écartant des poncifs politiques actuels, en ne cherchant pas à plaire à Carthage et en reprenant le rôle de fédérateur qui lui sied le mieux.

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