Aïssata Seck : « Un film comme « Tirailleurs » permet un bond en avant de dix ans »

Alors que le film avec Omar Sy dépasse le million de spectateurs en France, l’élue, chargée de mission à la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, se réjouit que les tirailleurs africains puissent rentrer dans leurs pays respectifs.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 4 février 2023 Lecture : 8 minutes.

L’ACTU VUE PAR – Bonnes nouvelles : d’abord, le film Tirailleurs, réalisé par Mathieu Vadepied, avec Omar Sy dans le rôle titre, vient de dépasser le million de spectateurs en France, dans un contexte plus que morose pour les salles obscures. Ensuite, l’État français a – enfin – annoncé que la vingtaine de tirailleurs africains toujours en vie pourraient désormais rentrer au pays tout en continuant de percevoir le minimum vieillesse. Auparavant, ils devaient passer au moins six mois dans l’Hexagone pour en bénéficier.

Dans « Tirailleurs », Omar Sy incarne Bakary Diallo, qui s’est engagé dans l’armée française pour protéger son fils, lui aussi soldat. © Gaumont Distribution.

Dans « Tirailleurs », Omar Sy incarne Bakary Diallo, qui s’est engagé dans l’armée française pour protéger son fils, lui aussi soldat. © Gaumont Distribution.

Depuis la sortie de Tirailleurs, Aïssata Seck multiplie les rencontres autour de l’histoire et de la mémoire des troupes coloniales, un combat qu’elle porte depuis une dizaine d’années. Conseillère régionale d’île-de-France, responsable du programme « Citoyenneté, Jeunesse et Territoire » au sein de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, cette femme qui fêtera ses 43 ans ce 20 février a grandi aux Mureaux (Yvelines), dans le quartier des Musiciens. Les émeutes de 2005 dans les banlieues françaises l’ont poussée à s’engager en politique « pour ne pas être constamment dans la victimisation » et pour combattre « les inégalités dont souffrent nos régions ». Son engagement politique en Seine-Saint-Denis, notamment à Bondy où elle fut adjointe au maire chargée des questions mémorielles, l’ont conduite à renouer avec le fil de son histoire.

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Son grand-père maternel, Samba Yero N’Dom, qu’elle n’a pas connu, fut un tirailleur sénégalais, engagé volontaire pour combattre avec la France en Indochine. Originaire de Bokidiawe, dans le Fouta (Sénégal), il passa 18 mois en Asie aux côtés d’un médecin français, avant de devenir sapeur-pompier à Saint-Louis, à son retour. Si Aïssata Seck n’a jamais pu discuter directement avec lui de son expérience, sa mère lui en a beaucoup parlé et c’est une des raisons pour lesquelles elle s’est rapprochée des tirailleurs sénégalais qui vivaient à Bondy.

« Je les croisais, ils se déplaçaient souvent ensemble, arboraient leurs médailles, se souvient-elle. Je les ai observés pendant longtemps, puis j’ai fini par les aborder et j’ai passé beaucoup de temps avec eux, à les écouter et à apprendre de ma propre histoire. Puis je me suis plongée dans leurs dossiers pour les aider face aux tracasseries administratives. À l’époque ils étaient 34, ils vivaient dans un foyer Adoma, dans des chambres de 7 m2, avec des sanitaires communs… »

Aujourd’hui, ils ne sont plus que 12. « Ce sont mes tontons, mes papas », dit celle qui, un peu déçue par le système très verrouillé des partis politiques (elle était au Parti socialiste), entend bien continuer de faire entendre sa voix.

Jeune Afrique : Le gouvernement français vient d’annoncer qu’une vingtaine de tirailleurs africains encore vivants pourraient rentrer dans leur pays en continuant à percevoir le minimum vieillesse. Est-ce « l’effet Omar Sy » ?

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Aïssata Seck : Le fait qu’une œuvre cinématographique comme Tirailleurs sorte aide grandement. Mais cette victoire est le fruit d’un long combat : notre association a mis le sujet sur la table il y a trois ans déjà. Le film est sorti en janvier, mais je savais depuis octobre que l’annonce gouvernementale allait tomber. L’État a choisi son calendrier et, forcément, le caler sur la sortie d’une œuvre grand public permet de gagner en visibilité. Mais même sans le film on aurait tout de même obtenu gain de cause parce qu’on était au bout du bout.

Je tiens à souligner que ce sont des années de militantisme qui portent ainsi leurs fruits, car pas un seul homme politique ne s’était posé la question du retour au pays des anciens tirailleurs. Pourquoi ? Parce qu’en réalité, la question ne se pose pas seulement pour les anciens tirailleurs, mais aussi pour ces immigrés âgés qui sont venus reconstruire la France ou ces chibanis qui ont aussi le désir de rentrer chez eux.

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Aujourd’hui, on met en place une mesure dérogatoire spécifique pour la poignée d’anciens tirailleurs encore vivants, mais on devrait pouvoir permettre à quiconque de dépenser son maigre minimum vieillesse chez lui.

Ils ne sont plus qu’une vingtaine…

Cette décision arrive très tard. Je ne dis pas que c’est trop tard, car ceux qui sont encore là vont pouvoir en bénéficier, mais c’est une annonce bien tardive.

Pourquoi est-elle si tardive, à votre avis ?

Ça n’a jamais été une priorité pour l’État. Les autorités ne savaient pas comment gérer la question de « l’après ». Alors que c’est en réalité très simple : dans toutes les anciennes colonies, il y a des institutions françaises où les anciens peuvent attester de leur vie. Le numérique permet de se signaler, il suffit d’un entretien en visioconférence avec un responsable administratif et vous pouvez prouver que vous êtes bien vivant. Je pense que la France a longtemps craint d’être dépassée. De manière plus générale, l’État redoute que cela entraîne des demandes de la part des immigrés.

Pour la première fois, le sort des tirailleurs sénégalais en 14-18 fait l’objet d’un film grand public, sorti en salles le 4 janvier 2023. Avec comme producteur et premier rôle, l’acteur préféré des Français, Omar Sy, désormais star internationale. © Marie-Clémence David/Unité/Korokoro/Gaumont

Pour la première fois, le sort des tirailleurs sénégalais en 14-18 fait l’objet d’un film grand public, sorti en salles le 4 janvier 2023. Avec comme producteur et premier rôle, l’acteur préféré des Français, Omar Sy, désormais star internationale. © Marie-Clémence David/Unité/Korokoro/Gaumont

Pensez-vous que l’histoire des tirailleurs est assez documentée en France ?

Depuis quarante ans, beaucoup d’historiens ont travaillé sur le sujet de l’apport des troupes coloniales durant les guerres du XXe siècle. La difficulté que l’on a aujourd’hui, c’est que cette histoire n’est pas accessible à tous. Les enseignants en parlent à l’école, mais trop peu. On évoque rapidement la question dans les chapitres consacrés aux deux conflits mondiaux mais on ne dispose pas de récits concrets qui permettraient aux élèves de se saisir pleinement du sujet.

Au-delà, il y a toute la symbolique : comment intégrer pleinement cette dimension de notre passé dans le cadre des commémorations, comment la mettre en avant dans l’espace public. Quand on érige des stèles, quand on nomme des rues, il faut imposer des noms et des références liées aux tirailleurs. Pour cela, il faut de la volonté politique et des moyens. Un film comme Tirailleurs permet de faire avancer de dix ans la connaissance sur ce pan de l’histoire.

Êtes-vous gênée par l’emploi du vocable « tirailleurs sénégalais » ?

J’ai plutôt tendance à dire « tirailleurs africains », même si j’emploie encore beaucoup l’expression « anciens tirailleurs sénégalais », parce que ce sont ceux que je côtoie le plus. Même si j’ai reçu beaucoup de dossiers d’anciens tirailleurs maliens ou ivoiriens. Je dis aussi « anciens soldats issus des anciennes colonies ». Quand des élus me sollicitent sur des projets de nomination de rue, de complexes, de plaques commémoratives, je préconise la formule « anciens tirailleurs africains ». Après, le terme le plus connu reste « tirailleurs sénégalais », tout simplement parce que le premier régiment a été créé au Sénégal.

L’actualité française projette la lumière sur les tirailleurs dits sénégalais, entre décision gouvernementale, projection d’un long-métrage et revendication marseillaise… © Marie-Clémence David/Unité/Korokoro/Gaumont

L’actualité française projette la lumière sur les tirailleurs dits sénégalais, entre décision gouvernementale, projection d’un long-métrage et revendication marseillaise… © Marie-Clémence David/Unité/Korokoro/Gaumont

Qu’est-ce qui vous a frappé quand vous avez vu le film Tirailleurs ?

Qu’il soit à 80 % en langue peule ! C’était un pari risqué, car cela voulait dire que le film était sous- titré et, parfois, les Français n’aiment pas lire les sous-titres. J’ai pour ma part complètement oublié les sous-titres, peut-être parce que je parle le pulaar et que je le comprends. J’ai beaucoup apprécié, cela donne une valeur supplémentaire à l’histoire.

C’est aussi un beau film, et malgré le fait que ce soit une fiction, le volet historique n’a pas été bâclé. Plusieurs aspects sont particulièrement intéressants, notamment la concomitance de l’enrôlement de force et de l’engagement volontaire. On n’a pas voulu dénaturer l’histoire en faisant croire que tous les anciens soldats issus des colonies avaient été enrôlés de force, alors que ce n’est pas une réalité. On sait qu’il y a eu des engagés volontaires et c’est bien de le montrer aussi – même si c’était lié à de fausses promesses et que cela permettait à de jeunes hommes d’avoir un salaire.

Au cours des différentes interventions que j’ai fait auprès des jeunes depuis la sortie en salles du film, j’ai entendu certains spectateurs regretter qu’on ne parle pas du massacre de Thiaroye dans le film. Mais cela ne s’est pas du tout passé à la même période et cela nécessiterait un autre long métrage – même s’il en existe déjà un, réalisé par Ousmane Sembène [Camp de Thiaroye, 1988]. Peut-être certains attendaient-ils un film un peu plus dur…

Sur la question de savoir si les tirailleurs furent utilisés comme de la « chair à canon » ?

Sur cette question précise, certains historiens disent qu’ils ont été utilisés comme tels, d’autres disent que non. Je n’étais pas là, je ne peux pas le prouver. Reste que cela a été un grand sacrifice. Il y a eu du racisme, surtout de la part des gradés, moins de la part des camarades d’armes.

Il ne faut pas oublier non plus la question du blanchiment des troupes : on a demandé aux anciens tirailleurs de ne pas défiler aux côtés des camarades avec qui ils avaient libéré la France.

Le « parler tirailleur » ou « petit nègre » enseigné volontairement aux soldats africains n’est pas utilisé dans le film. Une façon de rester « politiquement correct » ?

Je ne crois pas. C’est simplement que dans un film, on ne peut pas tout évoquer. On voit bien que certains soldats parlent et maîtrisent plutôt bien le français, ils font partie de ceux qui ont appris la langue.

Récemment, les noms de 25 tirailleurs sénégalais ont été révélés au Tata de Chasselay, le cimetière militaire qui se trouve dans le Rhône, en France. Des test ADN auraient permis de les identifier mais ces tests n’ont apparemment jamais eu lieu.

J’ai lu en effet un article sur ce sujet, mais je ne le maîtrise pas. Si c’est avéré, ce serait très grave qu’on ait voulu enjoliver l’histoire.

Du côté du Sénégal, l’histoire des tirailleurs est bien connue ?

Elle est enseignée au Sénégal. Peut-être pas suffisamment, mais l’ensemble des Sénégalais connaissent cette histoire. La Journée du tirailleur, le 23 août, est célébrée, c’est un acte fort qui permet de transmettre le passé en dehors de l’école. Mais surtout, tous les Sénégalais ont, soit dans la famille soit chez les voisins, des ancêtres qui ont participé aux conflit mondiaux. C’est une histoire qui est bien ancrée au Sénégal. Par ailleurs, avec le développement du numérique et des réseaux sociaux, on peut avoir accès à l’information plus facilement.

Existe-t-il des études historiques de référence ?

Il y a des études dues à des historiens français, mais pas seulement. Beaucoup de chercheurs sénégalais travaillent sur le sujet, notamment Mamadou Koné, qui vit au Sénégal. Les professeurs et enseignants de Thiaroye ont beaucoup écrit sur le sujet et leurs textes sont basés sur des entretiens réalisés avec des personnes qui ont directement participé au conflit. Cela dit, il n’existe pas une somme fondamentale, au-delà du poème de Léopold Sédar Senghor.

Vous avez été décorée de l’ordre du Lion au Sénégal, quels sont vos rapports avec ce pays ?

J’ai été élevée dans la double culture et je vais régulièrement au Sénégal où je suis engagé dans le milieu associatif et humanitaire. J’y ai fait un voyage en décembre dernier pour rencontrer des responsables de structures, notamment une pouponnière et plusieurs écoles. Je fais partie du Cercle Tombouctou, créé par des élus afrodescendants dont l’objectif est de travailler à la mise en place des coopérations décentralisées en Afrique. Nous sommes partis avec 4 élus pour les commémorations du massacre de Thiaroye le 1er décembre et on a effectué tout un parcours de rencontres et de visites sur des questions comme le paludisme, les questions alimentaires, environnementales…

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