Kaïs Mabrouk : « La seule identité qui puisse unir les Tunisiens est celle de Carthage »

Dans « Horizon Carthage », l’universitaire Kaïs Mabrouk a réuni les contributions de plusieurs dizaines de représentants de la jeunesse tunisienne sur les moyens à mettre en œuvre pour rendre au pays sa stabilité et son rayonnement. Une réflexion moderne, mais avec en arrière-plan le souvenir de l’âge d’or carthaginois.

Kaïs Mabrouk. © Kaïs Mabrouk DR

Publié le 21 février 2023 Lecture : 5 minutes.

Dans son dernier livre Horizon Carthage, Kaïs Mabrouk a collecté les idées et les analyses de contributeurs âgés de 20 à 50 ans, venus d’horizons divers et sans appartenance politique, dont l’ambition pour la Tunisie a peu d’écho dans le débat public et les médias. Chercheur et universitaire, l’auteur possède aussi une expérience significative dans la gestion, la restructuration et la création d’établissements d’enseignement supérieur, et dans leur développement à l’international.

Primé en janvier 2023 par la Fondation Trophée de l’africanité pour son soutien à la cause du continent, Kaïs Mabrouk prône la mobilité et les échanges des savoirs. Dans un pays qui connaît une transformation profonde, et où le désenchantement et l’appétence pour l’expression de la pensée et le partage de réflexions semblent s’étioler, son recueil Horizon Carthage, en explorant les possibilités, ambitionne d’inverser la tendance. Une sorte d’agora où chacun réfléchit et rêve sa Tunisie, puis met ses idées en partage car « Carthage reste à reconstruire ».

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Jeune Afrique : Comment est née l’idée de cet ouvrage ?

Kaïs Mabrouk : Pendant la crise du Covid, j’ai lancé des conférences en ligne, mais les jeunes étaient absents. Puis j’ai persisté avec un débat national sur le numérique qui s’adressait aux jeunes, mais il est apparu que, sur le sujet, nous manquions de courants d’inspiration, voire de penseurs. Un constat assez perturbant.

Depuis des siècles, le dénominateur commun de tous les penseurs est l’islam. À mon sens, ce n’est pas le sujet prioritaire du moment, car il ne compte pas parmi les préoccupations majeures des Tunisiens. Pourtant, il y a urgence à penser. Le but de ce livre était donc d’abord de donner cette envie de réfléchir, de susciter chez les Tunisiens un intérêt pour dérouler une réflexion qui aille plus loin. Des visions mises en commun qui pourraient tenir lieu de programme, se substituer à une sphère politique dont les citoyens se méfient.

Le travail de compilation mené est titanesque, quel en est le but ?

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L’idée étant de générer une réflexion différente de celle habituellement en usage, il m’a semblé opportun de miser sur le collectif. Sur 826 personnes sollicitées, 120 étaient partantes. Au final, 28 ont participé effectivement en signant une intervention. J’ai essayé de respecter une parité en matière d’auteurs ou de champs d’intervention, mais les scientifiques ont prédominé.

Je souhaitais que les intervenants se dépassent, osent… Le but était de susciter les questionnements et la réflexion. La question centrale – « Comment la Tunisie peut-elle renouer avec la puissance, la croissance, la stabilité et le rayonnement international ? » peut sembler audacieuse, mais aussi impertinente. Elle impressionne. J’ai moi-même été effrayé par son ampleur et sa portée, mais tout est dans la forme, qui vise à pousser à la réflexion, pas dans l’intention.

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Pourquoi titrer sur Carthage ?

Si on considère la Tunisie comme une entreprise sociale, ses meilleurs indicateurs d’un point de vue économique, technologique, scientifique et culturel, mais aussi en matière de libertés – notamment individuelles – se situent à la période carthaginoise. À plus de vingt siècles d’intervalle, la référence à Carthage et à son âge d’or pourrait sembler obsolète, mais le symbole est assez fort pour que les jeunes s’approprient par l’histoire une part d’identité.

Dans la diversité tunisienne, la seule identité qui puisse nous unir du Nord au Sud est celle de Carthage. Un peu comme les Français qui ont choisi, à un moment donné, d’avoir les Gaulois pour ancêtres alors qu’ils sont bien plus romains que gaulois.

Les jeunes ne sont-ils pas plus séduits par les super héros de Marvel que par ceux de Carthage ?

L’industrie cinématographique s’inspire de figures de la mythologie, et Carthage ne manque pas de héros. Elle n’a pas produit que Hannibal. Pour les jeunes, il existe peut-être de meilleurs référentiels, mais on peut, à partir des multiples dimensions de Carthage, construire un nouveau récit national avec une nouvelle dynamique porteuse d’espoir.

L’idée n’est pas d’entrer dans une mondialisation en étant dépossédé d’identité propre. Carthage, détruite mais dont les traces existent dans la littérature, l’agriculture, les stratégies de guerre ou maritimes, peut réunir autour d’une idée de reconstruction une Tunisie moderne, ouverte à son environnement international, à ce nouveau monde qui se dessine. C’est à cette aune qu’on intéressera le monde.

Il est évident que la dernière décennie n’a pas répondu aux attentes formulées lors de la révolution de 2011, notamment les exigences de transparence et la condamnation de la corruption et du népotisme. Comment les choses pourraient-elles changer ?

On ne peut pas combattre la corruption par la rectitude. Il faut qu’entre deux baguettes, l’une que l’on peut obtenir de manière honorable et l’autre par des moyens peu orthodoxes, on choisisse toujours la première. Dans ce processus, l’élite est un contributeur clé qui doit pousser à la conquête des marchés, à l’ouverture internationale, pousser à la création de richesse, au développement intellectuel et renforcer une identité. Ce mécanisme qui va généraliser les bonnes pratiques doit devenir la normalité, si bien que le contraire – qui est la norme actuellement – sera rejeté. Reconstituer la fierté et la dignité humaines est la meilleure arme contre la corruption et toutes les dérives.

Votre ouvrage souligne, en filigrane, un sentiment d’urgence…

Qui dit nouveau monde dit changement de paradigme, mais l’exercice n’est pas évident. Certains vont prendre le taureau par les cornes et viser quelques priorités, d’autres vont résister bien que la situation impose des changements. Il en va de même du rôle de l’État, qui est voué à opérer une mutation en se désengageant de certains secteurs pour, notamment, miser sur de nouveaux domaines et leur conférer un cadre viable.

Le pays, la nation, l’État doivent se focaliser sur le citoyen et ses priorités. Le modèle ancestral d’une capitale qui gouverne tout et décide du moindre détail à distance est voué à disparaître. Une autonomie des régions doit être rapidement envisagée sous peine, dans dix ou vingt ans, de se retrouver face à une sécession de ces régions. Le temps de l’État ne coïncide pas avec la temporalité qui prévaut aujourd’hui. Face au constat qu’on a tendance à reproduire ce qu’on a déjà fait, il convient de s’interroger, d’autant qu’on se trouve dans un monde dont les exigences sont différentes et qui va de plus en plus vite. Il faut pouvoir se réinventer. Les Tunisiens doivent emprunter cette voie pour « venir au monde ».

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