Safaricom : qui est l’inflexible patron kényan Peter Ndegwa ?

Réputé pour ses capacités d’exécution et sa maîtrise des questions financières, le dirigeant a su dynamiser un groupe trop à l’étroit dans son seul marché domestique.

Peter Ndegwa. © MONTAGE JA : Favier Productions Ltd

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Publié le 15 mars 2023 Lecture : 6 minutes.

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500 CHAMPIONS AFRICAINS – Tiré à quatre épingles. Visage émacié. Rasé de près. On sait très peu de choses sur le discret Peter Ndegwa, hormis qu’il est un habitué des vacances sur les côtes prisées de Watamu (à une centaine de kilomètres au Nord de Mombasa) ou qu’il aime fouler le sable blanc de l’île Maurice.

Rencontré à l’occasion du Mobile World Congress à Barcelone début mars, alors qu’il savait que nous voulions réaliser un portrait de lui, il s’est montré accessible et avenant quand plusieurs de nos sources nous l’ont décrit comme austère. Mais, s’il est une qualité sur laquelle chacun s’accorde, c’est qu’il est un homme de chiffres, un pur financier toujours en quête de la sacro-sainte performance.

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Changement de culture et lutte contre la corruption

Ce pragmatisme et cette rigueur, parfois assimilés à un manque d’affect, voilà ce sur quoi s’appuie invariablement Peter Ndegwa, 53 ans, né dans le quartier d’Eastleigh à Nairobi, pour prendre ses décisions les plus difficiles. Comme celle de changer la culture d’entreprise de Safaricom. Chez l’opérateur historique kényan, qu’il dirige depuis avril 2020, exit le favoritisme, trop souvent motivé par des logiques tribales. Place au mérite défini par des KPI (indicateurs de performance) mûrement réfléchis.

« Safaricom est un gros navire qui a besoin de temps pour changer mais, grâce à la nouvelle direction, il pourrait y avoir des avancées dans la façon dont les choses se passent », confirme un ancien dirigeant de Safaricom que nous avons interrogé sous couvert d’anonymat. Celui-ci affirme que Peter Ndegwa mène actuellement une rude bataille contre des « cartels de fournisseurs » qui imposent un système de « corruption » au sein de l’opérateur. Pour le principal concerné en revanche, cette question « n’est plus une préoccupation » et relève déjà de l’histoire ancienne, Safaricom se référant désormais à la société d’approvisionnement de Vodafone pour se fournir et obtenir de bons prix.

« Peter est l’homme qui doit rationnaliser les finances du fait des investissements massifs engagés en Éthiopie », indique une dirigeante d’une entreprise partenaire. Arrivé dans un contexte de ralentissement de la croissance du groupe, devenu relativement mature dans son marché local, le sportif qui court 25 kilomètres chaque semaine et surveille sa santé grâce à sa montre connectée, a fait le pari de dynamiser la croissance avec l’entrée d’un consortium emmené par Safaricom dans le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, où, des réseaux 4G au mobile money, tout reste à faire.

« Il a fallu faire en sorte que le conseil d’administration comprenne bien l’opportunité que le pays représentait au moment même où d’autres concurrents choisissaient de se retirer de la course, explique Peter Ndegwa à Jeune Afrique. Mais, dans dix ans, on se rendra compte que c’était la meilleure décision à prendre », poursuit-il, assurant que le défi relève davantage de la capacité d’exécution que de la bonne stratégie commerciale.

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Le pari éthiopien

D’ici là, le risque est bien de grignoter les résultats de l’opérateur créé en 1997. En 2022, l’entreprise qui revendique plus de 42 millions d’utilisateurs a réalisé 298 milliards de shilling kényans de chiffre d’affaires (2,2 milliards d’euros) dont 515 millions d’euros de bénéfices, malgré les lourds investissements consentis dans sa nouvelle filiale. Selon les estimations des marchés financiers, l’Éthiopie devrait grever à nouveau les bénéfices en 2023 et en 2024, sans que ceux-ci ne descendent cependant sous les 50 milliards de shillings. « Nous serons rentables au bout de quatre ans », assure de son côté Peter Ndegwa.

La licence d’opérateur privé obtenue pour 850 millions de dollars en avril 2021 à Addis-Abeba est un pari sur le long terme qui nécessite 8,5 milliards de dollars d’investissement en dix ans.

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Autre accélération amorcée par l’ex-associé du cabinet PwC, l’ouverture de M-Pesa à de nouveaux marchés du continent et sa séparation de l’opérateur historique. Le premier service de mobile money de l’histoire représente désormais 38 % des revenus de Safaricom. Le segment porte la croissance du groupe contrôlé à 35 % par Vodacom, lui-même détenu à 70 % par le Britannique Vodafone. M-Pesa et ses possibilités de diversification dans l’assurance, les services de santé et l’e-commerce, fait d’ailleurs partie des priorités de Safaricom pour 2023 aux côtés de l’Éthiopie, du développement de l’internet fixe (fibre et 5G fixe) et de l’internet des objets (IoT).

M-Pesa en moteur de la croissance du groupe

En interne, la volonté de contrôle de Vodacom sur M-Pesa dérange et a eu tendance à cimenter la relation qu’entretiennent aujourd’hui Sitoyo Lopokoiyit, directeur général du service de paiement, et Peter Ndegwa. « Les Anglais pensent pouvoir définir la stratégie africaine de M-Pesa de là où ils sont, mais ils ont échoué en Afrique du Sud et au Ghana », peste l’ex-dirigeant de Safaricom que nous avons interrogé.

« Sitoyo Lopokoiyit détient le vrai pouvoir et la vision stratégique », conclut-il. Les deux patrons ont deux façons bien distinctes d’exercer leurs fonctions : « Sitoyo est un stratège de long terme et un vétéran des télécoms, quand Peter reste un financier concentré au quotidien sur les performances financières de son groupe », observe la même source.

Lorsqu’il a pris la tête de Safaricom en avril 2020, le dirigeant expert-comptable, diplômé dans les années 1990 en économie de l’université de Nairobi puis de la London Business School a clos un chapitre de quatorze années dans les biens de grande consommation, dont plus de huit au sein du groupe de spiritueux britannique Diageo, qu’il a dirigé depuis Amsterdam de 2018 à 2020.

Selon nos sources, son travail quelques années auparavant à la tête de Guiness Nigeria avait été remarqué par le board de Vodacom et la majorité politique d’Uhuru Kenyatta. Son expérience de six ans chez PwC à Londres a également pesé dans la balance auprès des Britanniques du côté de Vodafone.

« Ndegwa correspondait parfaitement aux critères que recherchaient le conseil d’administration et le pouvoir, soit un dirigeant kényan avec une expérience couronnée de succès au sein d’une multinationale », explique l’ex-Safaricom. « Son expérience dans les biens de grande consommation ne doit pas manquer de l’aider au quotidien, car il existe de vraies similitudes entre cette industrie et celle des télécoms », affirme, quant à elle, la dirigeante d’entreprise partenaire.

Reprise en main de la gouvernance

Quant aux télécommunications, la connaissance du secteur lui a été insufflée, au cours de ses premières années de direction, par le britannique Michael Joseph, ancien DG de Safaricom et prédécesseur du charismatique Bob Collymore.

« Michael aurait rêvé de diriger le Safaricom d’aujourd’hui. Il n’hésite donc pas à donner son avis sur tout », résume notre bon connaisseur du groupe. Devenu un envahissant président du conseil d’administration, il a été remplacé en août 2022 par John Ngumi puis, à la fin de janvier, par l’avocat Adil Arshed Khawaja.

Dans la foulée des changements intervenus en février au sein du conseil d’administration, qui ont vu la nomination de Karen Kandie (directrice des réformes parapubliques – notamment financières au Trésor national du Kenya) et Ory Okolloh (partenaire au sein de l’investisseur Verod-Kepple Africa Ventures) en remplacement de Stanley Kamau et de Bitange Ndemo, Peter Ndegwa a également placé des proches à des postes-clés. Esther Masese, ex-directrice de KCB Corporate Banking, a été nommée directrice des services financiers. Son prédécesseur, Boniface Mungania, a été nommé directeur de la transformation numérique du secteur public, tandis que Zizwe Awuor Vundla, ex-directrice marketing de Diageo en Afrique du Sud, a été nommée directrice de la marque et du marketing.

Reste une inconnue dans la complexe position de dirigeant du plus gros contribuable d’un pays qui vit à l’heure actuelle sa première alternance politique depuis son indépendance :  de quel soutien bénéficiera le premier dirigeant kényan de Safaricom auprès de la nouvelle majorité au pouvoir ? Alors que des rumeurs ont couru selon lesquelles Ndegwa allait démissionner de son poste à la suite des résultats de l’élection présidentielle, ce dernier a rapidement démenti officiellement. « Nous avons le soutien de l’ensemble du board, que ce soit les membres externes, ceux de Vodafone et de Vodacom, ou les représentants du gouvernement », nous a affirmé le dirigeant.

Science pour le moins inexacte et impalpable, la politique sera-t-elle le talon d’Achille de Peter Ndegwa ? « Il se tient bien à l’écart de ces sujets et n’a définitivement aucun intérêt pour la question », estime en tout cas l’ancien dirigeant de Safaricom. Un gage de longévité ?

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