Tunisie : Sfax, ou le business dans le sang

Frappée d’ostracisme depuis l’indépendance, la ville de Sfax, réputée pour le dynamisme de ses entrepreneurs, a bon espoir de voir levés les obstacles et les entraves à son développement.

La puissance économique de Sfax était perçue par Ben Ali comme une menace. © Nicolas Fauqué

La puissance économique de Sfax était perçue par Ben Ali comme une menace. © Nicolas Fauqué

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 6 mars 2012 Lecture : 6 minutes.

À Sfax, deuxième pôle d’activité de la Tunisie, les milieux d’affaires, libération de la parole aidant, n’ont pas de mots assez durs pour qualifier l’attitude du pouvoir central à l’égard de leur industrieuse cité depuis l’indépendance. Une rancoeur à replacer dans le contexte de la rivalité régionale qui a durablement fragmenté la Tunisie. « L’ancien régime avait mis Sfax en quarantaine », accuse Abdelaziz Makhloufi, patron de la compagnie oléicole CHO. « Une véritable répression économique s’était abattue sur nous », renchérit Kamel Kamoun, PDG d’une grande société agroalimentaire et président de la section locale de la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect), organisation patronale née dans le sillage de la révolution. « Bourguiba s’en méfiait, Ben Ali l’a mise à l’écart. Il considérait notre puissance économique et notre classe commerçante comme une menace politique. Pour lui, le danger ne venait pas du Sahel ou du Centre, mais de Sfax », explique Nabil Triki, président du groupe Triki. Une concurrence trop importante aussi pour l’empire économique que s’était bâti – à coups d’expropriations et de chantages – le clan au pouvoir.

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Carte de la Tunisie (© DR)

Face aux affairistes, les entrepreneurs locaux font valoir leur persévérance et leur habileté. « Travail, famille, profit » est une devise qu’ils ne renieraient pas : les Sfaxiens ont le business dans le sang. Dès le IXe siècle, la cité portuaire a prospéré dans l’exportation des produits de son agriculture et de son littoral. Au XXe siècle, elle s’est lancée dans le commerce du sel et des phosphates de Metlaoui et de Gafsa. Son port de pêche est aujourd’hui le deuxième du bassin méditerranéen. Les industries s’y sont développées dans tous les secteurs, de la fabrication de charnières de portes à l’usinage de verres optiques. Inauguré fin 2008, son technopôle a introduit l’économie du futur au coeur de la ville. Avec ses 21 institutions d’enseignement supérieur et quelque 45 000 étudiants, Sfax est un vivier de compétences et de créateurs d’entreprise.

Asphyxie

Industrielle et commerçante, la ville est aussi rebelle. Plusieurs de ses fils, comme Hédi Chaker, Farhat Hached et Habib Achour, étaient en première ligne du combat pour l’indépendance. Chaker et Hached (l’un des fondateurs de l’Union générale tunisienne du travail, UGTT) l’ont payé de leur vie. Quatre fois ministre de Bourguiba, Mansour Moalla, lui, n’a jamais hésité à démissionner des gouvernements dont il désapprouvait les choix. Pour les hommes d’affaires sfaxiens, le dynamisme et la forte personnalité de la cité expliquent la volonté du pouvoir central de la marginaliser. Sfax a ainsi été asphyxié. Son littoral, source de sa prospérité, a été obstrué et souillé. Au nord du port, l’usine chimique suédoise NPK a empoisonné le littoral et l’atmosphère de la ville, de son implantation en 1963 à son démantèlement en 1991. Le site a été assaini, mais l’aménagement de la zone dégagée de Taparura se fait attendre. Au sud, l’usine de la Société industrielle d’acide phosphorique et d’engrais (Siape) continue de polluer la côte depuis 1952. Sa fermeture a été annoncée en 2008 par l’ex-président Zine el-Abidine Ben Ali, mais, au début de 2012, un épais panache blanc s’échappe toujours de ses cheminées…

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Vieux coeur malade

Érigés au IXe siècle, les remparts intacts de la vieille ville de Sfax enserrent un fouillis de demeures qui semblent vouloir s’en échapper comme d’un corset. Méconnue, cette médina est pourtant l’une des plus belles du Maghreb, l’une des plus authentiques également, avec ses nombreuses mosquées et ses souks qui débordent jusqu’à l’extérieur des murailles. Hélas, elle est le coeur affaibli de Sfax. Au XXe siècle, les vieilles familles l’ont désertée pour le confort moderne des quartiers neufs, et les populations d’origine rurale qui les ont supplantées sont moins attachées aux pierres ancestrales. Le défaut d’entretien et les émanations toxiques des milliers de cordonneries qui s’y sont installées dégradent le bâti. Mais de nombreuses associations se battent pour la sauvegarde de la médina, candidate en 2012 pour l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco, qui serait un atout majeur si Sfax venait à être classé ville touristique, comme l’ont promis les nouvelles autorités.

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Côté terre, le développement de la zone a été étranglé par un déficit d’infrastructures perçu comme une entrave délibérée. Malgré son poids économique, elle n’est desservie par l’autoroute A1 que depuis 2008. Le nouvel aéroport, inauguré en 2007, ne propose qu’une liaison par semaine avec la France et accueille à peine 100 000 passagers par an, quand celui de Monastir en reçoit plus de 3 millions. Son port commercial n’est pas équipé d’un terminal à conteneurs, et les exportateurs locaux doivent passer par Sousse ou Radès. Sfax réclamait une zone franche depuis des années. Le pouvoir l’a accordée en 2009 à la petite ville d’Enfidha, à 160 km au nord.

Exode

Cette négligence intentionnelle aurait été accompagnée de mesures de rétorsion administratives. Pour Imed Taktak, patron des assurances First et vice-président de la Conect, « l’État benaliste utilisait l’arme fiscale pour faire chanter Sfax ». « Les entreprises sfaxiennes se sont senties victimes d’une pression fiscale inique qui les empêchait d’évoluer », nuance Kamel Kamoun. L’Office national de l’huile (ONH), dont la mission était de favoriser la commercialisation de la principale richesse agroalimentaire de la région, s’est comporté, selon Imed Taktak, « en intermédiaire spéculateur ». Et sans la révolution, l’industrie de la « perle noire » n’aurait pas échappé aux prédateurs du clan Ben Ali. « Après s’être assuré le contrôle des finances, des télécoms, de la distribution, du tourisme, de l’industrie automobile, etc., ils étaient sur le point de faire main basse sur le secteur oléicole via Banque Zitouna [créée par Mohamed Sakhr el-Materi en 2009, NDLR] », explique Nabil Triki.

Conséquence : l’exode vers Tunis de 250 000 Sfaxiens, dont des centaines d’entrepreneurs qui y ont déplacé les sièges de leurs sociétés. « On répète que Sfax est la deuxième ville économique du pays, mais les statistiques la placent à la huitième place », affirme Kamel Kamoun. Détournés du Centre et du Sud, les investissements sfaxiens se sont reportés sur des zones moins lésées. En symbiose avec Sfax, les régions de Sidi Bouzid, Kasserine et Gafsa ont été nécrosées par l’asphyxie de la ville. De là à affirmer que l’ostracisme dont les milieux d’affaires sfaxiens estiment avoir été victimes a déclenché la révolution, il n’y a qu’un pas, franchi allègrement par nombre d’entrepreneurs locaux. Pour Imed Taktak, « en détruisant Sfax, ils ont anéanti les régions voisines et provoqué le soulèvement ». Le 12 janvier 2011, l’appel à la grève générale lancé à Sfax avait été massivement suivi, y compris par un grand nombre de patrons. Deux jours plus tard, des milliers de Sfaxiens gagnaient la capitale. Le soir même, Ben Ali prenait la fuite. Pour Kamel Kamoun, il n’y a pas de doute : « La chute du régime est partie de Sfax ! »

Sfax en chiffres

2500 entreprises manufacturières pour 60 000 personnes employées.

711 entreprises manufacturières emploient plus de 10 personnes.

178 entreprises totalement exportatrices

97 entreprises de commerce international

202 hectares aménagés en zones industrielles

Comme partout en Tunisie, grèves et sit-in ont marqué le climat social sfaxien en 2011. La confrontation a parfois été sévère, comme aux laboratoires Galpharma, qui n’ont rouvert qu’en janvier après sept mois de fermeture, ou même violente, comme à Cogitel, où, fin octobre 2011, on a compté plusieurs blessés parmi les employés qui tenaient à reprendre le travail.

Mais Sami Tahri, secrétaire général adjoint de l’UGTT, le concède lui-même : « Le climat social a été plus positif à Sfax qu’ailleurs, car les patrons sont de meilleurs gestionnaires. Ils ont une vision à plus long terme. La ville est aussi moins touchée par le chômage que d’autres régions. » Pour Ahmed Masmoudi, gérant de l’entreprise de pâtisserie fine Masmoudi, « ces mouvements sociaux ont été une bonne chose : toutes les frustrations et les haines accumulées ont pu se libérer ». Ses employés ont fait grève une journée, une situation rapidement débloquée par la titularisation de soixante saisonniers.

Pour les hommes d’affaires sfaxiens, l’important est aujourd’hui de rétablir la sécurité et de se mettre au travail pour relancer une croissance qui a été négative en 2011, entraînant la destruction de 30 000 emplois en Tunisie. Conscients que la priorité doit être accordée à des régions plus déshéritées, ils espèrent que les nouvelles autorités signeront la fin de l’ostracisme qu’ils ont subi. Et « cesseront aussi de dire, insiste Kamel Kamoun, que les Sfaxiens peuvent se débrouiller tout seuls ».

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Laurent de Saint Périer, envoyé spécial

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