Le « Traité sur la haute mer » de l’ONU, un défi qui nous rassemble tous

En formalisant le texte du futur « Traité sur la haute mer », l’ONU n’est pas parvenue à éloigner la gestion des « biens communs » du jeu des puissances étatiques. Ce qui, selon le politologue marocain, pourrait remettre en cause l’accès équitable de tous aux ressources de la planète.

Le site de plongée sous-marine de Shaab Claudio, sur la côte égyptienne de la mer Rouge. © Simon LAMBERT/HAYTHAM PICTURES/REA

Mohamed Tozy
  • Mohamed Tozy

    Professeur à Sciences Po Aix-en-Provence, auteur de « Monarchie et islam politique au Maroc », « L’État d’injustice au Maghreb » et « Tisser le temps politique au Maroc » (co-écrit avec Béatrice Hibou).

Publié le 12 avril 2023 Lecture : 5 minutes.

Le 4 mars 2023, le secrétaire général des Nations unies s’est félicité de la finalisation d’un texte sur la conservation de la biodiversité marine au-delà des zones de juridiction nationale. Cette percée, souligne António Guterres, dans un espace qui couvre plus de 60 % des océans marque l’aboutissement de près de deux décennies de travail et s’appuie sur l’héritage de la Convention de l’ONU sur le droit de la mer. Il s’agit, souligne-t-il, d’une « victoire pour le multilatéralisme et pour les efforts mondiaux visant à contrer les tendances destructrices qui affectent la santé des océans ». Une victoire cruciale pour les générations à venir dans le but de faire face à la  « triple crise planétaire des changements climatiques, de la perte de biodiversité et de la pollution ».

Rappelons-le, la conférence intergouvernementale qui s’est tenue à New York en février 2023 devait élaborer un instrument international juridiquement contraignant portant sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas d’une juridiction nationale. Des négociations d’une grande âpreté ont marqué ses travaux. Aux confrontations habituelles entre puissances pour le contrôle des océans s’ajoutaient les revendications des États du Sud, notamment africains, pour un meilleur partage des richesses.

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La primauté de l’État souverain

Le secrétaire général a toutes les raisons de se féliciter de l’adhésion globale à ce futur « Traité sur la haute mer », mais la version finale du texte n’a pas échappé aux standards des accords passés sous les auspices des Nations unies, qui sont en général synonymes de compromis mous. La prise en compte des fonds marins s’est notamment faite dans le cadre classique de la primauté de l’État souverain.

Certes, on retrouve dans le projet les considérants habituels, le fait pour l’ONU « de contribuer à la mise en place d’un ordre économique international juste et équitable dans lequel il serait tenu compte des intérêts et besoins de l’humanité tout entière et, en particulier, des intérêts et besoins spécifiques des États en développement ». Mais on affirme en même temps un « attachement indéfectible à la souveraineté, à l’intégrité territoriale et à l’indépendance politique de tous les États ».

On aurait pensé que l’objet central de cette convention était cet espace situé en dehors des juridictions nationales, soit près des deux tiers des océans, espace appréhendé par les puissances comme une terra nullius ouverte aux nations qui en ont les moyens. On aurait pu penser que les ressources génétiques marines connues ou à connaître qui s’y trouvent seraient préservées pour le profit de l’humanité tout entière. On aurait aussi pu penser que la réunion de centaines d’experts pendant plusieurs mois déboucherait sur des propositions en rupture avec le paradigme de l’État souverain et d’un homo sapiens conquérant propriétaire de l’univers. Le texte n’a consacré que trois mots pour définir le statut de cet espace qui devrait relever d’un « commun » préservé et protégé des appétits privés  : « On entend par “zone ne relevant pas de la juridiction nationale” la haute mer ».

La logique du tout-marché

Cette occasion de reposer la question des communs, et d’inaugurer une nouvelle réflexion sur la question du statut de la propriété tel que posé par le droit romain, est une nouvelle fois manquée. Le réchauffement climatique, la raréfaction des ressources en eau et la pollution des fonds marins créent en effet les conditions d’un changement de paradigme et ouvrent des possibilités pour sortir de la logique du tout-marché ou du tout-État.

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Les communs font l’objet d’un débat plus équilibré et plus nuancé qui renvoie à un nouveau parti pris philosophique sur les concepts de bien, de justice et de droit de propriété. Selon la juriste et géographe Daniela Festa, ils « désignent des formes d’usage et de gestion collective d’une ressource ou d’une chose par une communauté » – infra-étatique ou, pour le cas qui nous concerne, supra-étatique. « Cette notion permet de sortir de l’alternative binaire entre privé et public, en s’intéressant davantage à l’égal accès et au régime de partage et de décision plutôt qu’à la propriété. Les domaines dans lesquels les communs peuvent trouver des applications comprennent l’accès aux ressources, mais aussi au logement et à la connaissance. »

Le « dilemme du prisonnier »

L’économie classique nous a convaincus pendant longtemps d’aborder la typologie des biens sur la base de la notion de rivalité dans la consommation et sur celle d’exclusion dans l’usage. Les biens qui correspondent à des ressources partagées par une communauté d’utilisateurs sont considérés dans cette approche comme une exception, voire une anomalie. L’écologue Garrett Hardin (La Tragédie des communs) formalise cette problématique avec l’image d’un pâturage ouvert à tous et en utilisant le jeu, à somme non nulle, du « dilemme du prisonnier ».

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Celui-ci se présente sous la forme d’un jeu non coopératif, c’est-à-dire sans possibilité de communication entre des joueurs-éleveurs. Ce qui est trop éloigné d’une réalité caractérisée par une distribution inégale de l’information. La théorie de la « tragédie des communs » ignore aussi le facteur temps. Quand les acteurs sont appelés à agir dans une temporalité longue, ils sont obligés d’abandonner le  statut du « free rider » et de devenir « responsables » en cas de menace sérieuse sur la ressource.

La coopération comme alternative

La digitalisation du monde est en train de bouleverser notre rapport à la propriété des biens en lui substituant le droit d’usage, sauf que l’érection de la propriété privée en droit absolu nous éloigne des notions de communauté et d’accès équitable à l’usage des biens disponibles. La haute mer, l’atmosphère comme l’espace galactique ou les deux pôles, l’eau, comme l’air que nous respirons, doivent être soustraits aux logiques de marché et au jeu des puissances. Une autorité universelle au-dessus des États est la seule à même de garantir l’usage des biens communs pour tous, aujourd’hui, et pour les générations futures, demain.

Le grand apport d’Elinor Ostrom (prix Nobel d’économie en 2009), c’est d’avoir démontré que la rivalité et la compétition ne sont pas les seules réponses qui guident l’accès aux biens communs : la coopération est en effet une alternative qu’offrent les sociétés qui n’ont pas connu la trajectoire occidentale. Grâce à l’analyse d’expériences repérées partout sur la planète, l’économiste américaine a montré que la surexploitation des communs, prédite par Hardin comme issue nécessaire de l’accès collectif à une ressource limitée, qu’il s’agisse de pâturages, de pêcheries ou de nappes phréatiques, pouvait être évitée dès lors que les utilisateurs s’organisent pour une gestion fondée sur des règles de partage et de réciprocité.

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