Bourguiba et Ben Salah, un « étrange attelage », selon BBY

Béchir Ben Yahmed, le fondateur de JA, s’est éteint le 3 mai 2021, il y a tout juste deux ans. Nous publions ici un extrait de ses Mémoires, dans lequel il décrit le déclin du président tunisien, Habib Bourguiba, et l’échec de son puissant ministre, Ahmed Ben Salah.

Deuxième gouvernement Bourguiba, en juillet 1957. On reconnaît notamment Habib Bourguiba (9e en partant de la gauche), Ahmed Ben Salah (11e) et Béchir Ben Yahmed (14e). © Marc Riboud/JA

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Publié le 3 mai 2023 Lecture : 3 minutes.

Dans cet extrait de ses Mémoires (éditions du Rocher) , Béchir Ben Yahmed évoque la Tunisie des années 1960 et le crépuscule du président Bourguiba. Nous publions également un autre extrait de son autobiographie, où il décrit l’une de ses rencontres avec l’Ivoirien Laurent Gbagbo.

Fatigué, Bourguiba entrait en phase de déclin intellectuel et lâchait progressivement la bride. Apparurent alors des personnages d’envergure, comme Ahmed Ben Salah ou, plus tard, Hédi Nouira.

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Évincé en 1956 [du syndicat] UGTT, dont il était le secrétaire général, Ahmed Ben Salah était parti en exil. Bourguiba l’y avait laissé quelques années. Puis, sous l’influence de Wassila [son épouse] et de Naïla, la sœur de cette dernière, il l’avait remis peu à peu dans la course, en le nommant ministre du Plan, ministre des Finances en 1961, ministre de l’Économie, de l’Éducation et plus encore.

Ambiance tendue

Ben Salah finit par régner sur la moitié du gouvernement, et se prit pour le maître du pays après Bourguiba. Il se mit à pratiquer un socialisme excessif et brouillon que le président, impavide, laissa s’instaurer. Mon ami Serge Guetta, qui avait ses entrées auprès de Ben Salah et voulait me réconcilier avec lui, m’amena le voir au ministère des Finances. Chacun savait que nous n’avions pas beaucoup d’affinités. Nous discutâmes, dans une ambiance un peu tendue.

« Je ne comprends pas. Tu te mets, en somme, au service du pouvoir personnel de Bourguiba, lui lançai-je.

– Tu n’as rien compris, me répondit-il avec brusquerie.

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– Ah bon ?

– C’est exactement le contraire. Je vais utiliser le pouvoir personnel de Bourguiba pour faire ma politique et l’imposer. »

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Autrement dit : j’utilise Bourguiba et son prestige, et un jour arrivera où je pourrai m’en passer. Il s’y croyait. Pourtant Bourguiba, même en vieillissant, disait de Ben Salah, à juste titre : « C’est un verre. Si je le laisse tomber, il se casse. »

La Tunisie est rouillée. Ce type, qui est un bulldozer, va bouleverser ses structures archaïques et m’aider à la moderniser

Avec Ben Salah, Bourguiba instaura une politique socialisante fondée sur la collectivisation des terres, la création de véritables kolkhozes, des restrictions des libertés et du droit de propriété… Ben Salah représentait en quelque sorte la vengeance de Bourguiba sur les Tunisiens. Un jour que je lui demandai pourquoi il le laissait emmener le pays sur cette voie, le président s’assura que personne d’autre que moi ne pouvait l’entendre et répondit : « La Tunisie est rouillée. Ce type, qui est un bulldozer, et le seul dont je dispose, va bouleverser ses structures archaïques, m’aider à enlever tout ce qui est rouillé, à moderniser la Tunisie. »

Béchir Ben Yahmed, fondateur de Jeune Afrique. © JA

Béchir Ben Yahmed, fondateur de Jeune Afrique. © JA

Dix ans de travaux forcés

De fait, Ben Salah avait de réelles qualités : c’était un fonceur et un tribun. Mais il outrepassa sa mission, alla trop loin et entraîna avec lui Bourguiba dans l’impopularité. Il réussit à soulever contre le pouvoir les professions libérales, les agriculteurs, les petits patrons, les élites, les Tunisois, les Djerbiens, les Sfaxiens… Tout dégénéra. Bourguiba laissa faire en se disant qu’il y mettrait de l’ordre un jour. Mais il fut dépassé. Lui et Ben Salah n’étaient pas complices. Ils ne se faisaient même pas confiance. Chacun voulait utiliser l’autre pour atteindre un objectif qui n’était pas le même. Chacun menait l’autre au-delà du chemin qu’il voulait emprunter. Et tous deux finirent très mal.

Ben Salah fut écarté du pouvoir, puis condamné à dix ans de travaux forcés en 1970 ; il s’évada de prison trois ans plus tard et passa quinze ans en exil en Europe. Il ne retourna en Tunisie, brisé, qu’après le coup d’État du 7 novembre 1987 par lequel Zine el-Abidine Ben Ali, nommé Premier ministre par Bourguiba, renversa ce dernier. Ben Salah n’a pas fait d’autocritique, n’a pas présenté d’excuses aux Tunisiens, et n’a jamais retrouvé sa place. Il mourut en septembre 2020, à l’âge de 94 ans, oublié de presque tous.

Bourguiba et Ben Salah avaient conduit un étrange attelage durant près de cinq ans, au cours desquels ils avaient modernisé la Tunisie à marche forcée, désarticulant son économie et cassant ses structures.

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