Tunisie – Mustapha Ben Jaafar : « Pourquoi nous allons réussir »

Social-démocrate réputé pour son intégrité et sa pondération, le président de la Constituante tunisienne s’explique sur l’alliance qu’il a nouée avec les islamistes et le Congrès pour la République. Et appelle la majorité comme la minorité à sortir des logiques partisanes dans l’intérêt supérieur de la révolution.

Social-démocrate, il a fait le pari de nouer une alliance avec Ennahdha et le CPR. © Fethi Belaid/AFP

Social-démocrate, il a fait le pari de nouer une alliance avec Ennahdha et le CPR. © Fethi Belaid/AFP

Publié le 16 janvier 2012 Lecture : 9 minutes.

Il est l’un des trois hommes du triumvirat qui dirige la Tunisie. Président de l’Assemblée nationale constituante (ANC), laquelle est désormais la dépositaire légitime de la souveraineté populaire, Mustapha Ben Jaafar, 72 ans, aura son mot à dire dans les grandes décisions du pouvoir exécutif, exercé par le président de la République, Moncef Marzouki, et le chef du gouvernement, Hamadi Jebali.

Depuis son élection au perchoir, le 22 novembre, et en l’absence d’un règlement intérieur de l’Assemblée – qui sera adopté en janvier -, son légendaire sens du compromis, son sang-froid et le respect dont il jouit au sein de la classe politique lui ont été d’un grand secours pour diriger les premiers débats véritablement pluralistes et contradictoires de l’histoire du pays. « Nous sommes tous en train d’apprendre les règles de la démocratie », rappelle-t-il à chaque fois que les échanges deviennent houleux, le contraignant à jouer les équilibristes.

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Militant de la démocratie et des droits de l’homme depuis une quarantaine d’années, cet ancien professeur de médecine, père de quatre enfants (trois garçons et une fille), sait aussi se montrer ferme quand les circonstances l’exigent. Social-démocrate, il a fait le pari de nouer une alliance avec Ennahdha (islamiste modéré) et le Congrès pour la République (CPR, gauche nationaliste) – qui, comme lui, ont combattu sans faiblir la dictature – et d’accepter de présider l’ANC, dont la tâche principale est de doter la Tunisie d’une nouvelle Constitution. Interview.

Jeune Afrique : Un an après la révolution, comment la Tunisie aborde-t-elle 2012 ?

Mustapha Ben Jaafar : Avec une certaine sérénité retrouvée. En effet, après les premières élections démocratiques de l’histoire du pays, les institutions légitimes sont en place, et les problèmes, identifiés. Un consensus s’est dégagé au niveau de l’équipe dirigeante autour de l’adoption d’un langage de vérité. Nous sommes conscients de la gravité de la situation héritée et de l’importance des attentes. Lors des débats sur la loi de finances à la fin de décembre, on n’a d’ailleurs entendu personne dire : « Nous allons tout régler. » Bien au contraire, le discours officiel est imprégné de rationalité. Nous faisons appel à toutes les énergies et compétences, ainsi qu’à toutes les capacités d’investissement pour atteindre l’objectif prioritaire, qui est de réduire le chômage et les disparités entre les régions.

Êtes-vous satisfait du fonctionnement de la coalition ?

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Oui. En témoignent les bonnes conditions dans lesquelles se sont déroulés l’élection du président de l’ANC, celle du président de la République, le vote de confiance en faveur du gouvernement Jebali, l’adoption de la loi sur l’organisation des pouvoirs publics [« petite Constitution », NDLR] et celle de la loi de finances 2012. Tout cela s’est fait dans le respect de la liberté d’expression de chacun, ce qui démontre bien que l’alliance entre nos trois partis ne signifie pas l’alignement.

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En tournée électorale durant la campagne pour l’élection de la Constituante, le 16 octobre, à Menzel Bouzelfa (cap Bon), au sud-est de Tunis.

(Crédit : Nicolas Fauqué/Images de Tunisie)

Qu’en sera-t-il dans l’avenir ?

Je pense que les termes de l’alliance seront respectés pour tout ce qui se rapporte à la gestion des affaires du pays et à l’action gouvernementale. Il est cependant évident que les partenaires seront libres lorsqu’il s’agira de débattre des textes de la Constitution. Chaque parti agira selon ses convictions, ses principes et son projet de société. Le consensus sera toujours recherché, mais pas à n’importe quel prix. Ce que je peux dire, c’est qu’Ettakatol restera fidèle aux objectifs de la révolution et se comportera en partenaire loyal, indépendamment des clivages idéologiques.

Ennahdha respecte-t-elle ses engagements ?

Jusque-là, oui. Je n’ai aucun doute quant à la capacité de la coalition à mener à bien la transition jusqu’aux élections qui suivront la promulgation de la Constitution. Cela dit, et pour l’avenir, Ennahdha est confrontée à un double test. Le premier, d’ordre conjoncturel, est lié au respect de son engagement d’agir au sein de la coalition en partenaire et non pas en parti dominant. L’autre test, plus important parce que plus durable, concerne la capacité d’Ennahdha à démontrer sur le terrain et par des actes concrets qu’elle ne pratique pas le double langage. La réussite de ce double test démontrera que l’attachement à nos racines et à notre culture arabo-musulmane est tout à fait compatible et conciliable avec l’ouverture sur les valeurs universelles de liberté et d’égalité.

Source de tous les pouvoirs, l’Assemblée suivra avec vigilance l’action du gouvernement.

Cette alliance pour la durée du mandat de la Constituante peut-elle devenir stratégique ?

Si ce double test est réussi, le paysage politique subira de très fortes transformations. Ceux qui sont aujourd’hui hostiles à tout rapprochement avec les islamistes devront réviser leur jugement, car Ennahdha passera alors pour un parti civil comme les autres. C’est le pari que nous avons fait, même s’il n’est pas sûr qu’on le gagne, car cela dépend de tout le monde, et d’Ennahdha en particulier.

L’opposition reproche à la loi organisant les pouvoirs publics de n’avoir pas fixé la durée de vie de l’ANC.

L’ANC est la source de tous les pouvoirs. Elle a élu le chef de l’État et a voté la confiance au chef du gouvernement, avec la possibilité de la lui retirer le cas échéant. Elle légifère aussi. Or le travail législatif exige une très grande disponibilité et une somme de travail qui ne peut s’effectuer qu’aux dépens du temps réservé à la Constitution. Il faudra là aussi trouver le bon équilibre et le compromis souhaitable entre toutes les parties, majorité et opposition.

Le paradoxe, c’est que, dans la pratique, l’opposition veut, d’une part, limiter la durée des travaux de la Constituante à un an, avec une éventuelle prorogation de trois à six mois, et, d’autre part, propose un amendement – qui a été adopté – selon lequel il suffit de dix députés pour présenter un projet de loi. Que se passera-t-il si, entre-temps, l’élaboration de la Constitution n’est pas achevée ? Surtout qu’on a assorti cette proposition d’une condition qui est l’adoption de la prolongation à la majorité des deux tiers, ce qui comporte le risque d’un vide constitutionnel – qui serait irresponsable et inacceptable – dès le lendemain d’un vote sur la prolongation qui n’atteindrait pas les deux tiers.

En fait, il s’agit d’une fausse querelle. Bien avant les élections, Ettakatol et Ennahdha s’étaient engagés moralement et politiquement à respecter ce délai dans une déclaration signée par une douzaine de partis. Le CPR, qui n’était alors pas présent, n’y voit plus d’inconvénient. Cela tient toujours. Le chef du gouvernement, Hamadi Jebali, a réitéré cet engagement devant l’ANC. Nous sommes souples sur la question, mais il est aussi de notre responsabilité que l’Assemblée ne s’englue pas dans des débats stériles et ne croule pas sous des projets d’amendement afin que l’on puisse respecter les délais.

Des ténors de l’opposition vont jusqu’à qualifier l’ANC de « chambre d’enregistrement » et parlent de « despotisme » de la majorité…

C’est tout à fait absurde. Dire cela, c’est comme si on voulait que la majorité n’assume pas ses responsabilités. À travers son discours, et sans oser le dire clairement, l’opposition voudrait imposer ses vues, ce qui aboutirait à la dictature d’une minorité… La vérité est que certains partis ne sont pas contents du résultat des élections, mais n’osent pas les remettre en question publiquement. Dans la pratique, ce qui s’est passé lors du débat sur l’organisation des pouvoirs publics a démontré de manière éclatante la capacité d’écoute de la majorité et sa réactivité face aux propositions constructives émanant aussi bien de ses rangs que de ceux de la minorité. Le texte adopté est le reflet de cette ouverture d’esprit, qui s’est aussi manifestée à propos d’un certain nombre d’autres questions, comme le rééquilibrage des pouvoirs au sein de l’exécutif, la consécration de l’indépendance de la Banque centrale et la désignation de son gouverneur par le président de la République avec l’aval du chef du gouvernement et du président de l’ANC. Cela s’est encore manifesté par l’introduction du respect du parallélisme des formes (à la majorité simple) en ce qui concerne le vote de la confiance et celui de la motion de défiance à l’égard du gouvernement.

Le gouvernement Jebali peut-il être qualifié de « provisoire », comme on l’entend parfois au sein même de l’Assemblée ?

Ce gouvernement a été formé par des partis sortis gagnants d’élections dont le caractère démocratique et transparent a été reconnu par tous. Nous sommes donc dans une situation de légitimité institutionnelle octroyée par la volonté populaire à travers les urnes. Il est entendu que les institutions vont fonctionner pendant une période déterminée, et nous nous y sommes engagés. Ceux qui, de manière abusive, parlent de « gouvernement provisoire » cherchent à créer la confusion avec la situation qui a prévalu après le 14 janvier 2011 et remettent ainsi en question la légitimité sortie des urnes.

En tant que président de l’ANC, vous avez à plusieurs reprises affirmé que l’Assemblée surveillerait l’action du gouvernement. Est-ce compatible avec le fait que votre parti soit membre de la coalition ?

Tout à fait. Nous faisons partie de cette coalition, mais nous n’oublions pas que, au-delà de tout engagement partisan, chaque membre est l’élu du peuple et que son principal devoir est de veiller à ce que la volonté populaire soit respectée. À l’ANC, nous mettons un point d’honneur à respecter les objectifs de la révolution, même si nous savons que leur concrétisation doit se faire par étapes et selon un ordre de priorité. C’est pourquoi l’ANC sera d’une extrême vigilance vis-à-vis du gouvernement.

À la veille des élections, vous aviez proposé qu’au lendemain du scrutin l’ancienne opposition forme un gouvernement d’intérêt national. Bien que vous n’ayez pas été entendu, est-ce que votre proposition tient toujours ?

Elle tient toujours, ou, plutôt, elle a tenu pendant toute la période qui a précédé l’annonce de la composition du gouvernement de coalition formé par Ennahdha, le CPR et Ettakatol. Au lendemain des résultats du scrutin, j’ai personnellement pris contact avec les principaux partis aujourd’hui dans la minorité pour les convaincre de faire partie du gouvernement d’intérêt national. Ils sont malheureusement restés accrochés au schéma classique de la démocratie avec une majorité qui gouverne et une minorité qui s’oppose. Ils sont restés insensibles à notre argument soutenant que la situation actuelle de transition démocratique inachevée exigeait le rassemblement des forces et la réduction de toutes les sources de tension afin d’assurer la sécurité et la stabilité. Notre motivation était que nous pouvions ainsi favoriser la relance économique et la mobilisation des potentialités du pays pour drainer davantage d’investissements. Bien entendu, l’idée était que, comme nous-mêmes à Ettakatol, chaque parti garde sa totale liberté d’expression et de vote lors de l’élaboration de la Constitution.

Il y a des tiraillements au sein d’Ettakatol, où certaines recrues de fraîche date ruent dans les brancards…

Ce ciblage d’Ettakatol traduit en fait le positionnement particulier du parti dans le paysage politique tunisien. Ettakatol, c’est l’empêcheur de semer le chaos dans le pays. C’est le seul parti en position de jouer le rôle de pivot. C’est pourquoi certains de nos détracteurs nous reprochent de ne pas être restés dans l’opposition, comme nous l’avions fait lorsque ces mêmes détracteurs s’étaient empressés de rejoindre les deux gouvernements de Mohamed Ghannouchi dominés par les ministres de Ben Ali après la fuite de ce dernier. Ces partis veulent privilégier les positions idéologiques, tandis que nous privilégions les positions politiques en harmonie avec les objectifs de la révolution. Ces partis minoritaires ont donné la priorité à la bipolarisation de la vie politique en ciblant Ennahdha, alors que nous avons refusé cette bipolarisation et choisi comme priorité de faire barrage à la contre-révolution. Il était donc naturel que nous nous retrouvions avec les forces qui ont agi dans le même sens. Nous resterons fidèles à la révolution quoi qu’il nous en coûte.

Optimiste ?

Résolument. Je l’ai été pendant quarante ans de lutte pour la démocratie, et le suis à plus forte raison aujourd’hui. Nous allons réussir. Surtout que ce que nous avons fait jusque-là en moins d’un an suscite l’admiration du monde entier. 

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Propos recueillis à Tunis par Abdelaziz Barrouhi.

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