Arrestation de Ghannouchi : le coup de grâce pour les islamistes en Tunisie ?

Au lendemain de l’arrestation nocturne du chef d’Ennahdha, l’opinion tunisienne se montre partagée. Si le chef des islamistes est peu apprécié, beaucoup craignent une offensive plus large contre les partis d’opposition à Kaïs Saïed.

Le chef du mouvement islamiste tunisien Ennahdha, Rached Ghannouchi, salue ses partisans à son arrivée au poste de police de Tunis, le 21 février 2023, en réponse à la convocation d’un juge d’instruction. © FETHI BELAID/AFP

Publié le 18 avril 2023 Lecture : 6 minutes.

La nuit du destin, la 27e – et la plus sacrée – du mois de ramadan, est celle où Dieu a révélé le Coran à son prophète Mohammed. Une nuit à forte charge symbolique, donc, durant laquelle recueillement et bienveillance prédominent dans le monde musulman. Cette année pourtant, en Tunisie, la nuit du destin a escamoté ferveur et sourires pour laisser la place aux questionnements et aux railleries. Le déclencheur de cette attitude décalée : l’arrestation du président d’Ennahdha et ancien président de l’Assemblée, Rached Ghannouchi (81 ans), chez lui, au moment de la rupture du jeûne soit peu après 19 heures, le 17 avril. Une unité de la Garde nationale l’a conduit à la caserne de l’Aouina et ses proches se sont ensuite perdus en conjectures faute de nouvelles.

Une arrestation qui ne ressemble pas aux précédentes : elle a été accompagnée d’une fouille du domicile et d’une perquisition du siège du parti où ont été saisis des documents et des ordinateurs. Plus tard dans la soirée, les réseaux sociaux se sont faits l’écho de l’arrestation des dirigeants du mouvement à la colombe bleue, Belgacem Hassen, Mohamed Goumani et Mohamed Chniba. Information confirmée dans la matinée du 18 avril par le porte-parole du ministère de l’Intérieur.

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Pour beaucoup, la nuit du destin est un symbole dont s’est saisi Kaïs Saïed pour confirmer sa position messianique. Mais hasard du calendrier ou pas, ces arrestations ont eu lieu, aussi, la veille du 67e anniversaire de la création des forces de sécurité intérieures. Faut-il, dès lors, voir dans l’arrestation de l’opposant une manière pour le chef de l’État de signifier que le soutien des corps sécuritaires lui est acquis ?

Lors de la commémoration il leur a déclaré : « Nous menons ensemble une guerre de libération nationale pour accomplir notre totale souveraineté. Nous ne concèderons pas notre souveraineté et notre dignité. Nous mènerons la guerre sans répit contre ceux qui veulent porter atteinte à l’État et ses institutions, mais aussi à la patrie parce qu’ils n’ont aucune once de patriotisme. Nous devons porter ensemble le même sentiment de responsabilité. » Dans cette affaire qui oppose Ennahdha à l’État et Rached Ghannouchi à Kaïs Saïed, ce dernier, chef des forces armées de par son statut de président et chef de tous les corps sécuritaires de par sa fonction, travaille donc à affirmer son leadership.

Dans ce cas précis pourtant, il semble qu’il n’a nul besoin d’en faire démonstration. Face à Rached Ghannouchi et aux islamistes, le président bénéficie du soutien d’une majorité de l’opinion. C’est d’ailleurs la promesse tacite d’en finir avec Ennahdha et Ghannouchi qui avait fait adhérer une large majorité de la population au passage en force du 25 juillet 2021, par lequel Kaïs Saïed s’est arrogé tous les pouvoirs. Depuis rien n’a pourtant été vraiment accompli en la matière. Au contraire, les islamistes ne se laissent pas faire, tandis que les juges peinent à retenir de vraies charges contre eux. Plusieurs chefs du mouvement islamistes, dont Ali Larayedh et Noureddine Bhiri, sont toutefois en prison pour des affaires en cours d’instruction. Notamment le dossier Instalingo qui touche à la sûreté de l’État.

Accusations fortes

Mais comment les autorités justifient-elles l’arrestation du chef d’Ennahdha ? Selon le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Rached Ghannouchi est entendu pour des propos publics tenus le 15 avril. Il avait alors asséné : « Il est inconcevable d’imaginer la société tunisienne sans Ennahdha, sans islam politique et sans gauche… » et « toute tentative d’éliminer une des composantes politiques ne peut mener qu’à la guerre civile ». Il n’en fallait pas plus pour que les autorités évoquent une atteinte à la sureté de l’État et un appel à la mutinerie. Des accusations fortes, qui tombent sous le coup de différents décrets adoptés depuis un an. Dans la foulée, Ennahdha a d’ailleurs été interdit de réunion ou de manifestation publique, et son siège a été fermé ainsi que celui du parti d’Al-Irada de l’ancien président Moncef Marzouki.

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Quant à l’opposition, ou du moins les partis qui se rangent sous le pavillon du Front de Salut national (FSN), pour l’heure elle ne bronche pas. Plusieurs mouvements qui la composent craignent des rétorsions sur leurs dirigeants, emprisonnés dans le cadre d’une affaire confuse dans laquelle il est question de volonté de changer le paysage politique et d’entretenir des relations avec les cercles diplomatiques.

Nejib Chebbi tente bien de prendre la parole pour dénoncer des comportements abusifs et une tentative d’en finir avec l’opposition, les partis et la démocratie. Mais il reste difficile de défendre Rached Ghannouchi, perçu par l’opinion comme celui qui a conduit la Tunisie à sa perte, mais aussi un responsable ayant entretenu des rapports étroits avec les jihadistes et qui a laissé faire l’escalade de violences conduisant aux assassinats, en 2013, des deux leaders de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.

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Aujourd’hui rares sont ceux qui se risquent à rappeler que s’il est légitime d’exiger que l’homme le plus détesté de Tunisie rende des comptes, cela ne doit en aucun cas être un prétexte pour en finir avec les partis politiques dans leur ensemble. « Ce soir, beaucoup “d’activistes”, de “modernistes” ou de “démocrates” prouvent qu’ils n’ont rien à envier aux pensées rétrogrades et totalitaires qui ont sévi ces dernières décennies un peu partout », écrit à ce propos le spécialiste en droit public Nessim Ben Gharbia. « Comme eux, ils ne croient ni à l’universalité des droits humains ni au pluralisme politique, encore moins à l’État de droit. »

Réactions internationales a minima

D’autres commentateurs font le lien entre l’arrestation de Rached Ghannouchi, la visite du ministre des Affaires étrangères syrien, Fayçal Megdad et certains documents confirmant le départ pour le jihad de près de 12 000 tunisiens. « Mes vœux en cette nuit bénie sont que les personnes impliquées dans des affaires de terrorisme et de meurtre soient jugées équitablement sur la base des dossiers et des charges », espère le leader du parti de gauche Al-Massar, Jounaidi Abdeljaoued.

Hors de Tunisie, peu se sont émus des évènements. L’Union européenne, souvent lente à réagir, souligne « l’importance du respect des droits de la défense ainsi que du droit à un procès équitable (…) et le principe fondamental du pluralisme politique. Ces éléments sont essentiels pour toute démocratie et constituent la base du partenariat de l’Union européenne avec la Tunisie ». De son côté, la France appelle « les autorités tunisiennes à veiller au respect de l’indépendance de la justice et des droits de la défense ».

Des droits et des principes qui risquent de rester très théoriques. Juridiquement, Rached Ghannouchi est interrogé pour des propos qui tombent sous le coup du très controversé et liberticide décret-loi 54. Déjà condamné à mort par le passé, le chef d’Ennahdha se trouve de fait dans la peau d’un prisonnier d’opinion, puisque de toutes les affaires diligentées contre lui cette dernière est la seule pour laquelle il a été emprisonné. Et ce, en contradiction avec la loi tunisienne, qui prévoit qu’une personne de plus de 75 ans ne peut être détenue.

Difficile de prédire l’issue de l’opération. Avec quelques heures de recul, on peut au moins noter qu’elle semble inspirée – le sang et la radicalité en moins – d’un épisode de l’histoire de l’Égypte contemporaine. C’était en juillet 2013 et tout, déjà, s’était déroulé de nuit. Le président Abdel Fattah al-Sissi avait alors lancé un vaste coup de filet contre le siège des Frères musulmans, au Caire. L’organisation islamiste ne s’en est jamais relevée.

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