Hemetti, Burhane et l’« État profond » islamiste : quel avenir pour le Soudan ?

Alors que rien ne semble pouvoir arrêter la guerre que se livrent deux généraux intrigants, jadis complices, et qui a fait plusieurs centaines de morts à Khartoum, une question s’impose : la révolution démocratique de 2019 est-elle définitivement enterrée ?

Khartoum, au Soudan lors d’affrontements entre les forces armées et les forces paramilitaires de soutien rapide (RSF) le 19 avril 2023. © Omer Erdem/Anadolu Agency via AFP

Marc Lavergne © DR
  • Marc Lavergne

    Directeur de recherche émérite au CNRS (équipe monde arabe et méditerranéen), Université de Tours, France, ex-directeur de l’unité scientifique française à l’université de Khartoum, ex-conseiller politique et juridique de la Mission internationale de cessez-le-feu dans les Monts Nouba, ex-coordinateur du groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU pour le Darfour

Publié le 22 avril 2023 Lecture : 4 minutes.

Quatre ans après la chute du régime dictatorial du général Omar el-Béchir, le déchaînement de violence entre les deux forces alliées, devenues concurrentes, qui dévastent Khartoum, la capitale du Soudan, surprend l’ensemble de la communauté internationale. N’est-ce cependant pas la conclusion logique d’une prétendue « transition démocratique », vertueusement saluée en Occident, mais aussitôt abandonnée à son sort, aux prises avec les héritiers de trente ans de régime militaro-islamiste ?

Une concurrence exacerbée par l’irruption dans les rues de la capitale dès avril 2019 de ces Forces de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF), une bande armée créée par l’ancien régime, chargée initialement de surveiller les frontières, aux confins du Tchad et de la Libye. C’est en réalité l’héritière des Janjawid, ces « cavaliers du diable » qui avaient dévasté les villages du Darfour vingt ans auparavant.

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De l’alliance à la rivalité

Le général Abdel Fattah al-Burhan, chef de l’armée nationale et président du Conseil de souveraineté de la transition jusqu’à son coup d’État d’octobre 2021, vise à dissoudre cette milice, en l’intégrant dans l’armée régulière sous son autorité. Mais celle-ci, sous la houlette de son chef Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », a connu une croissance rapide, contrôlant les flux de migrants vers l’Europe et la contrebande avec la Libye, et assurant le soutien logistique à la milice russe Wagner pour contourner l’armée française stationnée au Tchad, en direction de la Centrafrique.

La fortune de Hemetti a été complétée grâce à la fourniture de milliers de mercenaires à l’Arabie saoudite en guerre au Yémen, puis au maréchal Haftar en guerre contre le pouvoir central de Tripoli, et enfin par la mise en coupe réglée des zones d’orpaillage du Darfour, et la vente de cet or illicite, auprès des raffineurs de Dubaï.

Depuis quatre ans, l’alliance entre Hemetti, devenu le second personnage de l’État, et le général Burhan, tous deux hommes liges d’Omar el-Béchir, s’est transformée en une compétition existentielle ; celle-ci n’a été contenue un temps que par leur commune hostilité vis-à-vis de la transition démocratique revendiquée par les civils et leurs soutiens occidentaux. Après le coup d’État d’octobre 2021, où l’armée a repris les pleins pouvoirs, avec le soutien des réseaux de l’« État profond » demeuré aux mains des islamistes de l’ancien régime, les RSF ont été mis en demeure de se soumettre à l’armée, avide de mettre la main sur leurs ressources, tout autant que de les écarter des allées du pouvoir.

Hemetti a pris les devants en transportant sans prévenir ses troupes à Khartoum et en déclenchant les hostilités : un effet de surprise qui devait compenser l’éloignement de leur base et leur absence de maîtrise des airs. Mais l’issue des combats, dévastateurs et meurtriers pour les civils, dépend désormais de la capacité de chaque camp à se réapprovisionner.

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L’avantage pourrait donc basculer en faveur de l’armée, d’autant que la mobilité des RSF n’est plus déterminante dans un milieu urbain qui ne leur est pas familier. On peut penser qu’une médiation (africaine ?) viendra mettre un terme à cet affrontement sanglant dans la capitale.

Objectifs de guerre, une affaire régionale

L’armée, qui accaparait 80 % du budget national avant la sécession du Sud en juillet 2011, vise à s’emparer des revenus des RSF, pour compenser la perte des recettes pétrolières du Sud. Elle est soutenue par l’Égypte, qui considère le Soudan comme son arrière-cour. Cette ancienne possession permet l’accès aux frontières de l’ennemi éthiopien. Mais surtout, pour l’Égypte comme pour les monarchies du Golfe, Arabie saoudite et Émirats arabes unis, la priorité est d’éviter l’avènement d’une démocratie à sa porte.

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De plus, vu de l’autre côté de la mer Rouge, le Soudan est considéré comme un réservoir de terres agricoles traversées par les eaux du Nil, et un gisement prometteur de richesses minières, ainsi qu’une porte d’entrée vers le continent africain. Qui plus est, l’axe majeur de la Vision 2030 portée par Mohammed Ben Salman d’un côté et Mohammed Ben Zayed de l’autre est la translation du centre de gravité de l’économie de l’Arabie Saoudite et des Émirats, des rives du Golfe à celles de la mer Rouge : un choix stratégique, symbolisé par le projet de cité futuriste Neom pour l’Arabie, et le contrôle d’Aden et de l’île de Socotra pour les Émirats. De même pour Israël : la reconnaissance de l’État hébreu par le Soudan en novembre 2020, condition pour obtenir l’aide financière des bailleurs internationaux, a complété le système de surveillance de la mer Rouge et de ses abords.

Ce tableau montre la prégnance des intérêts locaux et régionaux dans la solution de la crise soudanaise ; celle-ci connaitra vraisemblablement une issue provisoire dans un renforcement du pouvoir militaire, garant de stabilité et de sécurité pour les investissements étrangers ; mais si aucune des chancelleries des pays occidentaux ne semble à même d’arbitrer cet imbroglio, la Russie dispose en revanche d’atouts dans chaque camp : le groupe Wagner, proche, on l’a vu, des RSF, avait déjà été repéré, au printemps 2019, dans la répression du soulèvement populaire dans les rues de Khartoum ; d’un autre côté – si l’on peut dire –, le gouvernement russe vient d’obtenir de l’armée soudanaise une concession pour établir une base navale en mer Rouge : un pion de plus en direction de l’océan Indien, et un poste d’observation privilégié en face de l’Arabie saoudite, sur le passage maritime le plus fréquenté de la planète…

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