Industrie, capitaux, libre-échange… Les clés de la résilience économique de l’Afrique

Covid-19, inflation, guerre en Ukraine : ce triple choc a incité les décideurs politiques africains à adopter de nouvelles façons de penser. Et, surtout, à s’adapter.

Sur la chaîne d’assemblage de Renault-Nissan à Melloussa, à l’est de Tanger, le 12 mars 2018. © FADEL SENNA/AFP

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Publié le 2 juin 2023 Lecture : 8 minutes.

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Africa CEO Forum 2023 : de 300 à 3 000, favoriser l’émergence des champions africains

Du 5 au 6 juin, à Abidjan, les quelque 1 800 participants de l’Africa CEO Forum 2023 discutent des conditions nécessaires à l’émergence de champions économiques nationaux et continentaux.

Sommaire

L’Afrique a été mise à rude épreuve au cours des trois dernières années. L’assouplissement mondial de la politique monétaire pour amortir le choc de la pandémie a déclenché une forte hausse de l’inflation, avant que la guerre en Ukraine n’enflamme les prix des denrées alimentaires et de l’énergie. Ces deux crises ont rappelé la dépendance excessive du continent à des importations coûteuses, et l’insuffisance de l’approvisionnement intérieur en produits de première nécessité.

C’est pourquoi le chef économiste de la Banque mondiale pour l’Afrique, Andrew Dabalen, souligne l’importance de trouver un « équilibre » entre le commerce mondial et la production locale. Une équation à laquelle croit l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé sachant que l’Afrique importe 80 % de ses produits de base. L’augmentation de cette production nationale pourrait permettre au continent de participer davantage aux chaînes de valeur mondiales et de se constituer un tissu industriel indispensable à la résilience : l’Afrique du Sud, le Nigeria et l’Égypte comptent une poignée d’entreprises sur la liste Forbes Global 2000 des plus florissantes quand la Corée du Sud – autrefois à égalité avec le Ghana en termes de développement industriel – en compte 50.

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Garantir les investissements

Alors que les débats se poursuivent pour désigner la meilleure voie à suivre pour parvenir à la croissance industrielle – celle du modèle de développement asiatique, de la concentration sur les infrastructures, de l’amélioration de la gouvernance ou de la stimulation de la productivité agricole – plusieurs nations africaines progressent. L’industrie du ciment au Nigeria est en pleine expansion, le Maroc mène des politiques industrielles intelligentes dans les secteurs de l’automobile et des énergies renouvelables, et les financiers du développement s’efforcent d’augmenter les taux d’investissement nationaux de l’Afrique pour qu’ils rejoignent ceux des tigres asiatiques.

Pour Manuel Moses, directeur général de l’African Trade Insurance Agency (ATI), si l’Afrique continue de dépendre des capitaux étrangers, elle sera continuellement exposée à la volatilité des entrées et des sorties de capitaux. « Actuellement, avec le resserrement des taux, les capitaux quittent l’Afrique. La seule raison pour laquelle nous sommes en mesure de conserver 8 milliards de dollars ici à ATI est que nous avons pu garantir aux investisseurs la sécurité de leurs financements », explique-t-il. En effet, ATI a développé un système de garantie souveraine, semblable au système de l’Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI) de la Banque mondiale. Toutes les institutions financières n’ont pas cette chance. ATI a grandi rapidement sur le continent au cours de la dernière décennie avec le soutien des États africains. C’est ici qu’elle se doit de réussir : « Nous n’irons nulle part ailleurs », affirme Manuel Moses.

Poids des institutions

Une Afrique résiliente aura besoin d’institutions capables de fonctionner à contre-courant pour amortir les chocs, par exemple en continuant de prêter quand les autres ne le pourront pas. De telles organisations commencent à voir le jour. La Banque pour le commerce et le développement, bras financier du Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa), en est un exemple. « Nos opérations ont fortement augmenté », déclare Admassu Tadesse, son PDG. « Notre débit pour 2022 est proche de 3 millions de tonnes de denrées alimentaires, d’engrais et d’autres produits de base. » Le PDG reconnaît que la pensée politique africaine a évolué : « Pendant la pandémie, il était question de produits pharmaceutiques ; aujourd’hui, on parle de carburant, d’engrais, de finances… Lorsque des chocs surviennent, c’est toujours un signal d’alarme. Il est désormais de plus en plus fréquent d’entendre que c’est le prix à payer d’une trop faible diversification et d’une production locale insuffisante. »

En Afrique, les discussions tournent autour de la promotion de « l’industrialisation ou de la substitution des importations, tandis qu’au niveau mondial, on parle de nearshoring ou de reshoring« , explique Admassu Tadesse. « Mais c’est la même chose : moins de distance signifie moins de risques. »

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Générer de l’épargne

Obtenir des financements pour l’investissement direct étranger (IDE) ou l’importation de matières premières est un défi ; lever des capitaux pour l’industrialisation en est un autre. Historiquement, cela nécessite des réserves importantes de capitaux nationaux – une condition préalable à la souveraineté économique. Cette épargne nationale peut ensuite être prêtée à l’industrie. Ce type d’investissement constitue une part importante de ce que l’on appelle la « formation de capital fixe », un indicateur qui s’est effondré en Afrique au début des années 1980. Tadesse cite des pays comme la Tanzanie, le Rwanda, le Kenya et l’Éthiopie, qui ont atteint un taux de formation de capital fixe supérieur à 30 %. Il note toutefois que le « miracle asiatique » a été réalisé grâce à des chiffres supérieurs à 40 % soutenus par une épargne intérieure élevée.

L’Afrique est restée à la traîne de l’augmentation des taux d’épargne. Entre 1980 et 2000, au Bénin et au Burkina Faso ils étaient d’environ 1 à 2 %, tandis qu’en Malaisie et à Singapour, ils tournaient autour de 40 %. Le résultat à long terme est que, de 2002 à 2021, l’Afrique subsaharienne a connu un taux de croissance relativement modeste, avec moins de 10 % de formation de capital fixe.

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Contenir la démographie

Pour Charles Robertson, chef économiste à Renaissance Capital et auteur de The Time-Travelling Economist, la démographie est le principal obstacle à l’augmentation de l’épargne en Afrique. « Tant que le taux de fécondité ne sera pas inférieur à 3, les pays ne disposeront pas de l’épargne nécessaire pour réaliser des investissements importants. Les pays d’Afrique où le taux de fécondité est inférieur à 3, comme l’île Maurice, ont bénéficié d’investissements importants et d’un développement robuste des infrastructures, tout comme la plupart des pays d’Asie, à l’exception de l’Afghanistan et du Pakistan. La plupart des pays d’Afrique subsaharienne ont un taux d’épargne supérieur à 3, et beaucoup ont un taux d’épargne supérieur à 4. »

S’il n’est pas possible de générer des fonds nationaux pour l’industrie, pourquoi ne pas faire appel à des sources étrangères ? Selon Charles Robertson, l’IDE peut contribuer à combler le fossé en matière de développement des infrastructures, « mais il est rarement suffisant. En tout état de cause, les investisseurs n’aiment pas le risque à long terme inhérent au marché des infrastructures et qui dépend de la capacité des gouvernements à tenir leurs promesses sur des sujets tels que les ajustements tarifaires. »

Sur les quais du port de São Tomé, le 13 avril 2016. © Vincent Fournier/JA

Sur les quais du port de São Tomé, le 13 avril 2016. © Vincent Fournier/JA

Qu’en est-il des prêts directs de l’État à un secteur particulier ? Le Japon, la Corée du Sud et la Chine ont tous réussi à détourner l’épargne du secteur bancaire pour financer l’industrie – un processus appelé « répression financière ». Cette méthode pourrait-elle fonctionner dans un secteur comme l’agriculture, un segment essentiel pour les partisans du nationalisme économique ? Pour Jumoke Jagun-Dokunmu, directeur régional pour l’Afrique de l’Est à la Société financière internationale, il n’en est rien : « J’ai travaillé dans le secteur bancaire au Nigeria. Nous avions une politique qui stipulait qu’un pourcentage X de votre portefeuille devait être consacré à l’agriculture, sous peine d’amende, explique-t-elle. Les banques préféraient payer l’amende. » Une solution qui a fait ses preuves est la construction de parcs industriels assortie de politiques progressives en matière de contenu local afin d’encourager les investissements pour que les entreprises nationales acquièrent des compétences et entrent dans les chaînes de valeur.

Soutenir l’innovation

Au Maroc, le plan d’accélération industrielle (2014-2020) visait à accroître la compétitivité, à créer des emplois et à attirer les investissements étrangers. Le gouvernement a soutenu des secteurs clés, notamment l’automobile, l’aérospatiale, le textile et les énergies renouvelables grâce à des mesures ciblées comme des subventions, des allègements fiscaux et des investissements dans les infrastructures. Le complexe industriel de Tanger Med a été couronné de succès : les coûts logistiques réduits du nouveau port ont attiré Renault et d’autres constructeurs automobiles, créant ainsi un secteur d’exportation automobile florissant.

À Tanger Med, des entreprises marocaines telles que Tuyauto ont bénéficié de partenariats avec des multinationales comme l’équipementier espagnol Gestamp Automocion, ce qui leur a permis d’accéder à des techniques de fabrication avancées. L’expérience du pays dans le secteur automobile a influencé son approche des énergies renouvelables, un autre domaine essentiel pour la souveraineté économique.

Les projets solaires Noor du Maroc ont permis à plusieurs entreprises marocaines de participer au secteur de l’énergie solaire, en tant que sous-traitants et partenaires. Parmi les principaux contributeurs figurent Jet Contractors, Ciments de l’Atlas et Cableries du Maroc. Le projet Noor met également l’accent sur la recherche, l’Institut de recherche en énergie solaire et énergies nouvelles (Iresen) et le Green Energy Park favorisant la collaboration entre le monde universitaire, l’industrie et le secteur public. Alors que les critiques de la politique industrielle s’inquiètent souvent de la difficulté de choisir les gagnants, les planificateurs économiques marocains cherchent à sélectionner les bons secteurs plutôt que de soutenir directement des entreprises individuelles.

Yuen Yuen Ang, auteure de How China Escaped the Poverty Trap, estime que la faiblesse des institutions peut parfois créer des opportunités d’innovation et d’expérimentation, les individus et les organisations cherchant d’autres moyens d’atteindre leurs objectifs. En Chine, par exemple, la faiblesse des droits de propriété et le sous-développement du système juridique ont conduit à l’émergence de contrats informels et de pratiques de mise en réseau, qui ont permis aux entrepreneurs de surmonter les obstacles et de s’engager dans des activités commerciales qui auraient été impossibles autrement.

Encourager le libre-échange continental

Une chose est sûre, le chef économiste de la Banque mondiale, Andrew Dabalen, n’est pas encore prêt à abandonner l’orthodoxie économique. Selon lui, la diversification de leurs partenaires commerciaux constitue une meilleure voie pour les pays africains. Il affirme que la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) peut être déployée pour protéger le continent contre le type de bouleversements qui ont découlé de la guerre en Ukraine.

Jusqu’à présent, les deux moteurs de la croissance des pays africains ont été le commerce mondial d’un ensemble restreint de produits de base et les petits marchés intérieurs. « Nous leur proposons de réfléchir à un troisième moteur de croissance – le libre-échange continental – afin qu’ils puissent bénéficier d’un certain niveau de résilience », explique-t-il, en rappelant que les pays d’Afrique de l’Est ont commencé à commercer davantage les uns avec les autres au moment de la pandémie.

Selon lui, si les pays africains peuvent commencer à construire des chaînes de valeur régionales, cela les aidera à résoudre le problème de la taille du marché qui, à l’instar des faibles réserves d’épargne nationale, a empêché le décollage de l’industrie. Cela est-il déjà en train de se produire ? Oui, en Égypte par exemple, qui importe du blé de Zambie plutôt que de Russie. Le Kenya a également diversifié ses chaînes d’approvisionnement. « Nous sommes en train de discuter d’une usine d’engrais pour l’Afrique de l’Est, nous pouvons obtenir du gaz de Tanzanie, de la potasse d’Ouganda, le Kenya a l’infrastructure et le plus grand marché », explique William Ruto, le président du Kenya. Avant de conclure : « L’adversité est la mère de l’invention. »

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