Vers le procès dans l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy ?

Élu président de la République française en 2007, Nicolas Sarkozy a-t-il bénéficié du soutien financier du régime Kadhafi ? Et si oui, en échange de quels services ? Les enquêteurs, qui viennent d’achever leur travail, espèrent un procès.

Mouammar Kadhafi (à g.) et Nicolas Sarkozy, en décembre 2007. © Photo by Patrick KOVARIK / POOL / AFP.

Publié le 13 mai 2023 Lecture : 10 minutes.

« Un pacte corruptif entre Mouammar Kadhafi et Nicolas Sarkozy » pour financer sa campagne présidentielle de 2007. C’est ainsi que les magistrats du parquet financier (PNF), après dix années d’une enquête menée sous leur autorité par l’Office anticorruption (Oclciff), qualifient la relation entre l’ancien président français et le régime libyen de l’époque.

Déposées le 10 mai, leurs réquisitions remplissent 425 pages au terme desquelles ils demandent l’ouverture d’un procès contre Nicolas Sarkozy, mais aussi contre douze coaccusés dont trois anciens ministres : Claude Guéant, ancien bras droit du chef de l’État, Eric Woerth, trésorier de la campagne présidentielle de 2007, et Brice Hortefeux, ex-ministre de l’Intérieur et homme de confiance de Nicolas Sarkozy.

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Pour l’ancien président, mis en cause par la justice française dans le cadre de plusieurs autres affaires judiciaires, le risque semble sérieux. C’est désormais aux deux juges d’instruction chargés de cette affaire tentaculaire qu’il revient d’ordonner ou non un procès et, le cas échéant, de décider des infractions retenues. Selon une source proche du dossier, les charges retenues contre l’ex-chef de l’État (2007-2012) seraient la corruption passive, l’association de malfaiteurs, le financement illégal de campagne électorale et le recel de fonds publics libyens.

« Fable construite rétrospectivement »

Comme la plupart des protagonistes, Nicolas Sarkozy conteste vigoureusement les accusations. L’ancien président a, en particulier, toujours affirmé que Ziad Takieddine, son principal accusateur, aurait abusé « des fonds libyens pour les détourner à son profit » tout en prétendant qu’ils étaient destinés au financement de sa campagne électorale. D’autre part, il soutient qu’il n’aurait pas été informé des démarches de ses proches mis en cause dans l’affaire.

Le premier chef d’inculpation est donc celui de corruption passive que la défense de Nicolas Sarkozy qualifie de « fable construite rétrospectivement » pour torpiller l’ex-président. Le ministère public estime disposer d’un « ensemble de témoignages convergents d’anciens dignitaires libyens sur le fait que Nicolas Sarkozy a […], en octobre 2005, sollicité de Mouammar Kadhafi un soutien financier occulte » pour sa campagne présidentielle de 2007. Ce qui amène les magistrats à utiliser l’expression de « pacte corruptif ».

Pour le parquet, des témoignages, des carnets personnels d’un ex-ministre libyen retrouvé mort en 2012 et surtout des archives informatiques de l’intermédiaire Ziad Takieddine, antérieures à la révélation publique de l’affaire, viennent prouver l’existence d’un tel pacte.

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Takieddine et ses volte-face

Le PNF estime que l’enquête « a mis en évidence l’existence de contreparties à la fois diplomatique, économique et judiciaire », par exemple le retour de la Libye sur la scène diplomatique ou la conclusion de contrats, « mais également de flux financiers atypiques et troubles en provenance de Libye via, en particulier, Ziad Takieddine ».

Personnage central de l’affaire, cet intermédiaire franco-libanais à la réputation sulfureuse accuse depuis 2012 l’ancien président français d’avoir bénéficié de fonds libyens. Mais les versions qu’il a livrées aux enquêteurs ont eu tendance à varier avec les années. Il a été mis en examen fin 2016 et fait aujourd’hui partie des douze personnes dont le parquet demande le renvoi devant la justice.

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Né le 14 juin 1950 dans une grande famille de druzes libanais, Ziad Takieddine a longtemps travaillé dans la publicité, avant de quitter son pays déchiré par la guerre civile. Dans les années 1980, il dirige la station de montagne française Isola 2000 (Alpes-Maritimes). Lors d’une inauguration, il rencontre le député François Léotard, futur ministre de la Défense d’Édouard Balladur, puis noue peu à peu des relations avec de nombreux hauts responsables de droite. Grâce à ces liens et à son entregent, il s’immisce dans la négociation de contrats de défense avec l’Arabie saoudite et le Pakistan, au cœur de l’affaire Karachi (qui lui a valu, à la mi-2020, une condamnation à cinq ans de prison ferme). À l’époque, ces tractations lui permettent de bâtir une fortune et de mener grand train, notamment dans son luxueux appartement du XVIe arrondissement parisien. Sans publier de couvrir de cadeaux ses relations politiques.

Dans les années 2000, il commence à côtoyer Claude Guéant et Brice Hortefeux, des proches de Nicolas Sarkozy qui fait alors figure d’étoile montante de la droite. Des photos le montrent en vacances avec Brice Hortefeux et Jean-François Copé devant son yacht et sa villa du cap d’Antibes. À l’époque, il assure au Nouvel Obs que Copé lui « a sauvé la vie », organisant son rapatriement en 2004 de l’île Moustique après un accident de buggy. Une tentative d’assassinat, selon lui.

L’homme d’affaires, qui connaît bien Abdallah Senoussi, beau-frère de Kadhafi, profite de la normalisation des relations avec la Libye pour intervenir dans la négociation de contrats entre Paris et Tripoli. Il s’attribue un rôle dans la libération des infirmières bulgares, officiellement négociée par l’ex-épouse de Nicolas Sarkozy, Cécilia Attias.

Djouhri, autre témoin gênant

Dès mai 2012, c’est-à-dire juste après l’échec de Nicolas Sarkozy à se faire réélire et la victoire de François Hollande, Ziad Takieddine assure à la presse que le financement de la campagne de l’ex-chef de l’État par la Libye était « la vérité ». Fin 2016, il évoque face aux journalistes de Mediapart des valises d’argent et cinq millions d’euros remis entre la fin de 2006 et le début de 2007 à Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et à son directeur de cabinet Claude Guéant. Il confirme ces propos devant le juge d’instruction à plusieurs reprises.

Mais coup de théâtre à la fin de 2020 : depuis Beyrouth où il a trouvé refuge – et où il a passé un an en prison –, le septuagénaire déclare sur BFMTV et dans Paris-Match que l’ex-président n’a pas bénéficié de financement de la part de Mouammar Kadhafi, accusant le juge d’instruction d’avoir « voulu tourner ça à sa manière ». Deux mois plus tard, il revient sur cette dernière déclaration, affirmant que ses propos ont été « déformés »… Une volte-face dans la volte-face considérée par la justice depuis mai 2021 comme une possible subornation de témoin, et qui fait l’objet d’une enquête distincte.

Pour Nicolas Sarkozy, Ziad Takieddine est un « grand manipulateur », capable selon lui de « piéger » ses lieutenants, Claude Guéant et Brice Hortefeux, dont il s’était rapproché au fil du temps. L’homme d’affaires franco-libanais n’est cependant pas le seul témoin gênant pour l’ancien président : le Franco-Algérien Alexandre Djouhri, lui aussi suspecté d’être au cœur de l’autre réseau de corruption allégué dans ce dossier, via l’argentier du régime libyen, Bachir Saleh et son fonds souverain le Libyan African Portfolio (LAP), pourrait lui aussi détenir des informations compromettantes. Après avoir refusé de répondre aux convocations des juges, « Monsieur Alexandre » a fini par être extradé en France puis mis en examen en 2020.

« Où est l’argent ? »

Le deuxième chef d’accusation retenu par les magistrats est celui de recel de détournement de fonds publics libyens. Une accusation directement liée avec celle de financement illicite de campagne électorale. Depuis le début de l’enquête, Nicolas Sarkozy, qui a été mis en examen en mars 2018 pour corruption passive, financement illégal de campagne électorale et recel de fonds publics libyens, puis en octobre 2020 pour association de malfaiteurs, nie l’ensemble de ces faits avec la dernière énergie.

Face aux juges qui lui reprochent d’avoir « laissé agir en connaissance de cause » ses proches pour « obtenir ou tenter d’obtenir (auprès des Libyens) des soutiens pour le financement de sa campagne présidentielle » 2007, le président martèle une question : « Où est l’argent ? »

Il est vrai que sur ce point, l’enquête n’a pas permis d’y voir tout à fait clair. Il existe apparemment un écart significatif entre les sommes qui auraient pu être versées par la Libye et celles qui seraient arrivées sur les comptes de campagne du candidat Sarkozy. Les défenseurs de l’ancien président utilisent cette incohérence pour alimenter le doute sur les accusations portées à son encontre. Pour les magistrats, « s’il semble manifeste que l’intégralité des fonds libyens initialement destinés » à financer la campagne de l’ex-candidat UMP « n’a pas été mobilisée dans ce but », l’enquête a toutefois mis en évidence « des circuits opaques de circulation de fonds libyens ayant abouti, in fine, à des décaissements d’espèces dans une temporalité et une chronologie compatibles avec un usage occulte » lors de la présidentielle 2007.

Compte bahaméen

Sur la foi des investigations réalisées par les enquêteurs financiers de l’Oclciff, le PNF évalue à 5,9 millions d’euros l’argent qui a transité entre janvier et novembre 2006 de l’État libyen vers un compte de la société Rossfield dont Ziad Takieddine était le bénéficiaire économique. Or durant cette période, 440 000 euros ont été virés sur un compte bahaméen au bénéfice de Thierry Gaubert, un ancien proche de Nicolas Sarkozy lui aussi condamné en 2020 dans l’affaire Karachi, tandis que Ziad Takieddine a lui-même retiré en espèces environ un million d’euros d’un second compte alimenté par le compte Rossfield.

Le PNF dresse un parallèle avec la « circulation anormale d’espèces non comptabilisées durant la campagne électorale » 2007 de Nicolas Sarkozy, au moins 250 000 euros d’après l’enquête, et s’étonne des « contradictions et des incohérences tant factuelles que juridiques » dans les explications apportées par Eric Woerth, ex-trésorier de cette campagne. En 2017, ce dernier assurait dans une interview que « comme trésorier de la campagne, [il n’avait] jamais vu » la moindre trace des fonds évoqués par la justice, tandis que lors d’un interrogatoire en 2020, Nicolas Sarkozy continuait à marteler : « Vous n’avez ni les preuves de l’arrivée, ni les preuves de la sortie concernant l’argent (…) Où est l’argent ? »

Après lecture des réquisitions du parquet, l’avocat de l’association Sherpa, Me Vincent Brengarth, évoque à l’inverse « une analyse fine et chirurgicale [du PNF], à la hauteur des enjeux de cette procédure et des personnalités qu’elle met en cause », qui « ouvre la voie à un procès dont chacun devine qu’il sera historique ».

Association de malfaiteurs

Le dernier chef d’accusation, qui selon certains pourrait être le plus risqué pour l’ex-chef de l’État car considéré comme plus facile à faire tenir devant un tribunal correctionnel, est celui d’association de malfaiteurs. Pour les magistrats, « plusieurs proches de Nicolas Sarkozy ont, avec constance, agi en qualité d’intermédiaires, tantôt officiels » – ses ex-ministres Claude Guéant et Brice Hortefeux – « tantôt officieux » – les intermédiaires Alexandre Djouhri et Ziad Takieddine – afin d’obtenir un soutien financier libyen pour la présidentielle 2007 ou pour « faciliter la mise en œuvre de contreparties (économique, diplomatique et judiciaire) consécutive à ce soutien ».

Le document rédigé par les enquêteurs souligne le rôle « actif, voire essentiel » de Claude Guéant et la « participation effective et consciente » de Brice Hortefeux à ce « projet ». Et Nicolas Sarkozy ? « Ces agissements, qui la plupart du temps étaient initiés par (ses) proches, ne pouvaient, par nature, être engagés sans l’aval et la parfaite connaissance de cause de ce dernier », tranche le ministère public, qui ajoute que « cette connaissance était par ailleurs établie par les témoignages convergents selon lesquels l’intéressé avait sollicité et pactisé avec Mouammar Kadhafi à cette fin ».

« La mise en cause de Guéant ne repose sur la moindre preuve, le moindre témoignage sérieux ni la moindre concordance d’indices », a pour l’heure réagi  son avocat, Philippe Bouchez El Ghozi, tandis que Jean-Yves Dupeux, le conseil de Brice Hortefeux, assure que celui-ci « est surpris de ces réquisitions » et va les « contester vivement » auprès des juges d’instruction.

Une autre difficulté pour les magistrats réside dans leur incapacité à interroger les principaux acteurs libyens supposés du dossier. Mouammar Kadhafi, dont les enquêteurs se demandent si une éventuelle aide à la campagne Sarkozy n’avait pas été accordée en échange d’une sortie de son isolement diplomatique, avait affirmé en mars 2011 avoir « fourni les fonds qui ont permis de gagner » à Nicolas Sarkozy… mais il est mort en octobre de la même année. Choukri Ghanem, ex-ministre libyen du Pétrole selon lequel trois paiements d’un montant total d’au moins 6,5 millions d’euros avaient été effectués au bénéfice du candidat à l’élection présidentielle française en avril 2007, a quant à lui été retrouvé noyé dans le Danube en 2012.

Insaisissables témoins libyens

Reste donc à entendre Abdallah Senoussi, l’ancien chef des renseignements militaires et beau-frère de Mouammar Kadhafi, qui affirmait en 2012 avoir « personnellement supervisé » des transferts de fonds destinés à la campagne. Selon les enquêteurs, l’une des contreparties à ce financement aurait été l’abandon des poursuites visant celui qui a été condamné par contumace en France pour l’attentat du DC-10 d’UTA de 1989, qui a fait 170 morts dont 54 Français.

Quant au fameux Béchir Saleh, ex-directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi exfiltré de Libye en France après la chute de l’ancien dictateur, puis vers l’étranger après la publication par Mediapart de la note de 2012 sur le financement ainsi que le lancement d’une notice rouge par Interpol, il fait l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par la France. Lors d’une audition en 2019, il avait affirmé avoir « entendu que Nicolas Sarkozy a demandé à Mouammar Kadhafi de l’aider dans sa campagne ». Installé en Afrique du Sud depuis 2013, Béchir Saleh y a fait l’objet d’une tentative d’assassinat en 2018. Il vivrait actuellement à Dubaï.

On le voit, malgré l’épaisseur des réquisitions et le travail rigoureux des enquêteurs, difficile de présumer de ce qu’il adviendra des accusations lancées contre Nicolas Sarkozy. Sur le plan de la procédure, ce sont maintenant les magistrats instructeurs financiers qui doivent décider si les faits justifient, ou non, l’ouverture d’un procès. Une ligne de plus dans l’agenda judiciaire déjà bien rempli de l’ancien président français : condamné en première instance à de la prison ferme dans l’affaire des « écoutes » et l’affaire Bygmalion, celui-ci connaîtra le 17 mai la décision en appel dans le premier dossier, et sera rejugé dans le second en novembre.

(avec AFP)

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