Ousmane Sonko contre Adji Sarr : le soir où tout a basculé 

En février 2021, la jeune Adji Sarr porte plainte pour viol contre l’opposant sénégalais. Protégé par l’immunité parlementaire, celui-ci dénonce une tentative de liquidation politique.

JA © MONTAGE JA : Youri Lenquette pour JA ; SEYLLOU/AFP

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Publié le 14 mai 2023 Lecture : 7 minutes.

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Sénégal : Ousmane Sonko contre Adji Sarr, chronique d’une affaire hors normes

Depuis 2021, cette saga politico-judiciaire agite le Sénégal. À l’occasion de l’ouverture du procès pour viols de l’opposant, Jeune Afrique retrace le déroulé de l’affaire.

Sommaire

OUSMANE SONKO ET LE PROCÈS DE LA DERNIÈRE CHANCE (1/3) – Couvre-feu oblige, en raison de la pandémie de Covid-19, les rues de Dakar sont presque vides en cette soirée du 2 février 2021. Mais Sidy Ahmed Mbaye estime avoir une raison impérieuse de circuler, aussi se fait-il conduire pour l’occasion par un médecin avec qui un ami l’a mis en relation. Un peu plus tôt, ce jeune homme de 29 ans a reçu l’appel à l’aide d’une amie en fâcheuse posture. Depuis l’institut Sweet Beauté où elle travaille comme masseuse, Adji Sarr, qui n’a pas encore 21 ans, lui a en effet dit avoir subi un nouveau viol sur son lieu de travail.

Ce n’est pas la première fois que la jeune femme, qu’il a connue par hasard quelques années plus tôt dans le quartier Liberté VI, où son domicile jouxte la boutique d’une tante d’Adji Sarr, lui dépeint les agissements d’un client régulier du salon. Or l’agresseur qu’elle désigne n’est pas n’importe qui : président d’un parti politique en pleine ascension, député depuis 2017, Ousmane Sonko s’est classé en troisième position lors de la présidentielle du 24 février 2019.

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Opposant résolu à Macky Sall, populaire parmi la jeunesse urbaine, le président au discours radical des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef-Les Patriotes) a déjà les yeux rivés sur les échéances à venir : les élections locales, plusieurs fois reportées, qui se tiendront finalement en janvier 2022 ; les législatives, prévues en juillet de la même année ; et, bien sûr, l’élection présidentielle de février 2024, au terme du second mandat de Macky Sall.

Elle m’a appelé pour que je la conduise à l’hôpital pour un examen médical

« Lorsqu’Ousmane Sonko, qui se trouvait à l’institut selon elle, est sorti, elle m’a appelé pour que je la conduise à l’hôpital pour un examen médical parce qu’elle disait avoir été abusée par ce dernier », confiera sur procès-verbal Sidy Ahmed Mbaye, le 3 février 2021, aux gendarmes de la section de recherches de Colobane, saisis la veille par la victime présumée. « Elle s’était confiée à moi auparavant mais je lui avais expliqué que, sans preuves, son action [en justice] ne pourrait pas aboutir, assure-t-il. C’est ainsi que, juste après avoir été abusée, elle m’a contacté pour que je la conduise à l’hôpital. »

Direction l’hôpital de Grand Yoff

Ce 2 février dans la soirée, Sidy Ahmed Mbaye et son chauffeur de circonstance se garent à deux pâtés de maison de l’institut Sweet Beauté. Adji Sarr les rejoint et, ensemble, ils prennent la direction de l’hôpital général de Grand Yoff, où exerce le Dr Alfousseyni Gaye.

Là, la jeune femme apprend que dans le cadre d’une accusation pour viol pouvant déboucher sur une procédure judiciaire, une « réquisition à personne qualifiée » émanant des enquêteurs s’impose avant de procéder à tout examen. Celle-ci sera délivrée dès le lendemain, 3 février, par les gendarmes de Colobane dans le cadre d’une « procédure d’enquête de flagrance » portant sur une « affaire de viol présumé ».

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Le même jour, à 16h15, le Dr Gaye, chef du service maternité et gynécologie à l’hôpital général Idrissa Pouye, peut donc procéder à l’examen d’Adji Sarr. Dans son rapport médical, il indique n’avoir décelé aucun signe particulier pouvant suggérer un viol récent. « L’examen de ce jour ne retrouve pas de lésion vulvaire », écrit-il, ajoutant constater une « déchirure ancienne de l’hymen ». Durant son audition par les gendarmes, Adji Sarr indique pourtant qu’elle n’a jamais eu de rapport sexuel avant le premier viol auquel Ousmane Sonko l’aurait contrainte, qu’elle situe en novembre 2020.

Femme de ménage puis masseuse

Issue d’un milieu modeste, la jeune femme a été élevée par sa grand-mère dans le Sine-Saloum avant de s’installer à Dakar en 2017, à l’âge de 17 ans. Elle a peu de contacts avec son père, qui réside en banlieue, et a été logée par sa tante lorsqu’elle a rejoint la capitale. À son arrivée, elle a d’abord travaillé comme femme de ménage dans plusieurs établissements publics ou privés avant de trouver un emploi dans le salon Sweet Beauté, qui lui avait été recommandé par une amie.

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Entre le 3 et le 5 février 2021, les gendarmes de la section de recherches entendent aussi les rares personnes susceptibles d’éclairer le témoignage d’Adji Sarr. Sont ainsi convoqués Aïssata Ba, 24 ans, une employée du salon présente le soir où le dernier viol en date aurait été commis ; Ndèye Khady Ndiaye, la gérante de Sweet Beauté, ainsi que son mari, Ibrahima Coulibaly ; et Sidy Ahmed Mbaye, l’ami d’Adji Sarr qui l’a accompagnée à l’hôpital. La jeune femme est en outre confrontée séparément à sa patronne ainsi qu’à sa collègue.

Reste à entendre le principal concerné. Le 4 février, peu après 22 heures, un proche d’Ousmane Sonko décroche son téléphone. Au bout du fil, un journaliste du quotidien sénégalais Les Échos qui a appris qu’une plainte pour viol venait d’être déposée contre le député, qu’il tente en vain de joindre avant que le journal ne parte pour l’imprimerie.

« Ousmane Sonko travaillait alors sur son livre Les Territoires du développement, relate-t-il à JA. Il passait beaucoup de temps à son bureau et c’est d’ailleurs ce qui a aggravé le mal de dos chronique qui l’avait conduit, sur recommandation médicale, à aller se faire masser régulièrement. »

Cette affaire-là, je peux y perdre des plumes

« Voici venue l’affaire des viols « répétitifs », sous la menace de deux pistolets, en présence de témoins et avec envoi préalable de SMS par le violeur pour annoncer son arrivée à sa victime », ironise l’opposant dès la sortie de l’article des Échos. S’il reconnaît avoir fréquenté le salon de massage, Ousmane Sonko nie en revanche tout viol ou violence contre Adji Sarr. « Cette affaire-là, je peux y perdre des plumes », confie-t-il alors à un cadre de son parti.

Ousmane Sonko siège depuis près de quatre ans à l’Assemblée nationale. Il bénéficie donc de l’immunité parlementaire et refuse de se rendre à la convocation qui lui est adressée par les gendarmes dans la foulée. Ne pouvant aller plus loin dans ses investigations, le chef d’escadron Abdou Mbengue transmet le résultat de l’enquête préliminaire au procureur général près le tribunal de grande instance hors classe de Dakar. Nous sommes le 8 février 2021, il est 17 heures.

Mascarade

Dès lors, les événements s’accélèrent. Il ne faut que quelques jours au Parquet général pour solliciter de l’Assemblée nationale la levée de l’immunité de l’intéressé. Le 15 février, la commission des lois désigne les onze députés qui siègeront au sein de la commission ad hoc chargée d’examiner sa requête. Huit d’entre eux appartiennent à la majorité présidentielle, une députée est désignée par le groupe des non-inscrits et deux autres appartiennent au groupe des Libéraux (opposition). Dans une Assemblée nationale largement acquise au pouvoir, l’issue est connue d’avance.

Le 26 février, lors d’une session plénière à huis clos que plusieurs élus de l’opposition ont préféré boycotter, qualifiant le vote de « mascarade », la levée de l’immunité parlementaire de l’opposant est votée à main levée, à une large majorité, conformément aux recommandations de la commission ad hoc.

Me radier de la liste électorale et ternir mon image auprès des Sénégalais : voilà l’objectif de Macky Sall !

La veille au soir, dans une allocution diffusée sur internet, Ousmane Sonko est déjà entré en dissidence. Dénonçant « une machination politique sordide, aux conséquences imprévisibles », il a fait savoir qu’il ne comptait pas répondre à une convocation de la justice. « Ce fut notre stratégie dès le départ. Montrer que nous n’avions pas confiance en la justice », confie l’un de ses conseillers. « Ousmane Sonko savait qu’il était surveillé par le pouvoir mais il disait ne pas vouloir verser dans la paranoïa », ajoute notre interlocuteur. « On s’est préparé à ça, on ne va pas se laisser faire », avait alors glissé l’opposant à ses collaborateurs.

Procédure expéditive

Ironisant, lors de son intervention publique, sur le caractère « expéditif » de la procédure en cours, Ousmane Sonko s’en prend par ailleurs au « triangle des Bermudes judiciaire » qu’il soupçonne d’être de connivence avec le pouvoir politique pour procéder à sa liquidation programmée. En l’occurrence, le procureur Serigne Bassirou Guèye, le doyen des juges, Samba Sall, et son collègue Mamadou Seck, à qui l’instruction vient d’être confiée.

« [M’]arrêter le plus rapidement possible, décerner un mandat de dépôt, ouvrir une instruction non limitée dans le temps pour me laisser pourrir, me radier de la liste électorale et ternir mon image auprès des Sénégalais, voilà l’objectif de Macky Sall ! » assène-t-il.

Et de lancer cet avertissement au chef de l’État : « Nous connaissons vos viles méthodes mais je peux vous assurer que nous avons du répondant. » Quant à ses militants et sympathisants, le président des Pastef les galvanise par avance, manifestement convaincu que son destin politique pourrait basculer sous peu : « Le combat est mortel – le mot n’est pas de trop. Cette confrontation peut commencer dès demain et j’appelle tous les Sénégalais à se tenir prêts. J’ai préparé mes bagages, j’ai préparé ma famille. Nous sommes prêts pour ce combat. »

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