Broder au Maroc, la tradition du fil sous un jour nouveau

Une exposition à l’Institut du monde arabe-Tourcoing (nord de la France) met en lumière la broderie marocaine, à l’heure où ce patrimoine et les pratiques qui lui sont liées suscitent l’intérêt d’artistes modernes.

Tuniques exposées à l’IMA Tourcoing pour l’exposition « Tarz, broder au Maroc, hier et aujourd’hui ». © IMA Tourcoing.

Publié le 9 juin 2023 Lecture : 5 minutes.

Point de Fès, point festonné, fils de soie ou de laine… Le Maroc héberge un patrimoine textile très riche, issu des cultures arabe, berbère et, plus largement, méditerranéennes. Il est structuré en « écoles » au style spécifique, comme le précise Fatima Lévêque, artiste brodeuse et co-commissaire de l’exposition « Tarz. Broder au Maroc, hier et aujourd’hui » à l’Institut du monde arabe (IMA)-Tourcoing (nord de la France), jusqu’au 16 juillet.

L’exposition s’appuie sur une collection exceptionnelle du Musée d’Angoulême, rassemblée au Maroc par Prosper Ricard entre 1913 et 1935. Chaque ville a développé son style, dans lequel « la technique et l’ornementation sont indissociables », souligne Fatima Lévêque : les points utilisés doivent servir les motifs et la composition. Majoritairement pratiquée par les femmes, la broderie ornait le linge de maison et les vêtements, elle accompagnait les Marocains au quotidien tout en indiquant leurs origines.

Housse de coussin, Rabat, Maroc, fin 19ème-début XXe, coton et soie, 140 x 90 cm. © Collection Tuulikki Chompre.

Housse de coussin, Rabat, Maroc, fin 19ème-début XXe, coton et soie, 140 x 90 cm. © Collection Tuulikki Chompre.

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Il était notamment facile de repérer le style de broderie pratiqué à Fès par exemple, où les compositions géométriques jouent sur le vide entre les motifs, lesquels sont créés à partir du célèbre « point de Fès » (tarz el-ghorza en arabe). Il en est de même, dans l’Anti-Atlas, au sud, où les communautés juives portaient des tuniques aux motifs brodés très identifiables.

Déperdition des savoirs

Si certaines techniques subsistent aujourd’hui, notamment dans des coopératives, Fatima Lévêque regrette « une déperdition des savoirs » et milite pour l’enseignement de ces méthodes traditionnelles, « ce patrimoine discret, familial, domestique ». Elle-même pratique la broderie et produit avec des coopératives de femmes des pièces textiles d’artisanat marocain à base de points traditionnels, malgré les difficultés. « Il arrive que les femmes se trompent en brodant des points anciens », explique-t-elle.

Fatima Lévêque cherche à « puiser dans les profondeurs des mythes de la culture berbère et arabo-musulman »

Fatima Lévêque crée également des œuvres plus personnelles avec les mêmes techniques, où elle aborde le statut des femmes ou les questions de société. Visages de femmes aux lèvres rouges et silhouettes féminines isolées sont brodées en points anciens, mais illustrent des sujets contemporains.

L’artiste modernise aussi la pratique, utilisant des fils métalliques avec des points traditionnels. Dans ses créations plus décoratives, elle tient à réutiliser des motifs traditionnels, comme les motifs végétaux ou les oiseaux, et cherche à « puiser dans les profondeurs des mythes de la culture berbère et arabo-musulmane ».

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Enfin, elle souligne que malgré la perte des traditions, « la broderie marocaine renaît grâce au caftan », un vêtement redevenu à la mode ces dernières années. Elle cite à ce propos le travail de Fadila El Gadi, qui crée des vêtements sur lesquels les motifs brodés traditionnels tiennent une large place, notamment ceux en point de Fès, et qui milite, elle aussi, pour une meilleure connaissance de ce patrimoine.

Démarche politique

D’autres artistes utilisent des techniques de tissage et de broderie pour produire des œuvres d’art de manière artisanale, dont Sara Ouhaddou, qui insiste sur l’aspect politique de sa démarche.

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Face à la modernisation rapide du style de vie, l’artiste originaire de Meknès (nord) a mis en place un processus de production avec des femmes tisserandes du Haut-Atlas et des brodeuses de Tétouan (dans le Rif occidental). Sur de grands lés tissés dans le respect de la tradition locale, elle fait broder des motifs inspirés de ceux des tapis berbères, ainsi que des lettres arabes.

Les signes des tapis berbères » constituent un « moyen de communication »

Sara Ouhaddou rappelle que « les signes des tapis berbères » constituent un « moyen de communication » au sein des communautés. Et prône, par ce processus de création, la conservation du patrimoine artisanal marocain et d’une certaine identité qui y est liée.

Coopératives artisanales

Dans une démarche similaire, Amina Agueznay travaille avec des ma’almât (ou expertes) au sein d’ateliers pour créer des pièces tissées et brodées. Par sa mère collectionneuse de broderies et par goût personnel, elle s’est intéressée au patrimoine des arts du fil, notamment en zone berbère.

Elle a ainsi créé avec des tisseuses et brodeuses un « tapis tissé noué » à partir des motifs et couleurs d’un voile traditionnel de la région de Souss-Massa, au sud de Marrakech. Dans l’oasis de Tissekmoudine, elle a réalisé des broderies « en fil de coton ou en fil de laine naturelle sur de la fibre végétale, la bourre de palmier ».

Détail d’un fragment de broderie, Salé, Maroc, fin XIXe, ancienne collection Prosper Ricard, achat de la ville d’Angoulème en 1962. © Vincent Lagardère, Alienor.org/ Collections du Musée d’Angoulème.

Détail d’un fragment de broderie, Salé, Maroc, fin XIXe, ancienne collection Prosper Ricard, achat de la ville d’Angoulème en 1962. © Vincent Lagardère, Alienor.org/ Collections du Musée d’Angoulème.

L’artiste pousse ainsi les artisans et les brodeuses à innover. Ses œuvres évoquent souvent la transmission du savoir, comme « Curriculum vitae » (2020-2021) : sur cette grande pièce textile, les femmes ont tissé en noir les motifs traditionnels dont elles connaissaient encore la signification, tandis qu’elles laissaient en blanc ceux dont le sens s’est perdu. Amina Agueznay précise que les arts du fil se transmettent encore « au sein des coopératives », et signale les actions du gouvernement marocain pour soutenir cette filière.

« Le corps de la femme dans son intimité »

Les techniques traditionnelles représentent aujourd’hui de formidables outils pour les artistes qui veulent créer différemment. Ghizlane Sahli produit pour sa part des œuvres sculptées et brodées où l’alvéole est « l’unité élémentaire ». Fixées sur « une membrane métallique » les alvéoles composent des formes « organiques » qui évoquent « le corps de la femme dans son intimité ».

L’artiste, qui a toujours collectionné les tissus et broderies, a d’abord ouvert au Maroc un atelier de broderie pour les tenues de cérémonie. Elle a appris « les techniques ancestrales de broderie » pendant sept ans, avant de les transposer dans son art. Sahli travaille en duo avec une brodeuse de Marrakech, qui réalise les broderies en fil de soie d’aloe vera (sabra en arabe) ou en fil de coton et de laine, qui recouvrent des morceaux de plastique recyclés.

Bien que souvent pratiquée par les femmes, la braderie inspire également des artistes masculins, comme Yassine Mekhnache. Ses tableaux abstraits au style street art sont réalisés au Maroc dans des ateliers de brodeuses qui utilisent le point de Fès. Il revendique avoir importé ce point en Inde, et avoir ainsi permis à des artisans indiens de créer « un point indo-marocain », avec une surpiqûre.

La maîtrise des arts du fil ouvre bel et bien aux artistes des perspectives inédites, tant sur le plan technique qu’esthétique.

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