Le roi Mohammed V et la liberté retrouvée à Oualidia

Le sultan (et futur roi Mohammed V du Maroc) étouffe sous le protectorat français. Au bord de la lagune de Oualidia, il fait construire un havre de paix, proche de la population, et loin des cages dorées que sont pour lui les palais de Fès et de Rabat.

Le roi du Maroc Mohammed V a régné de 1957 à 1961 avant d’être remplacé par son fils, Hassan II. © Montage JA / AFP / DR

Publié le 17 juillet 2023 Lecture : 6 minutes.

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[Série] Mohammed V, Hassan II, Mohammed VI… Les rois en leurs palais

Les demeures des souverains sont une manière pour eux d’affirmer leur puissance et leur personnalité. Trois générations, trois monarques, trois lieux emblématiques de la royauté marocaine : Jeune Afrique vous raconte cette saga dynastique.

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Maroc : un roi, un palais (1/3) – À Oualidia, sur les berges de la lagune turquoise, se dresse un étonnant bâtiment ocre à l’abandon, auquel les rayons mordorés du soleil couchant confèrent toute sa splendeur d’antan, comme s’ils lui redonnaient vie. Pour un peu, on y entendrait des rires d’enfants retentir sur la terrasse, les verres de thé qui s’entrechoquent et le clapotis de la piscine. Malgré sa galerie d’arcades typiques de l’architecture arabo-andalouse, le « palais de Sidna Mohammed V », comme l’appellent les Oualidis, adossé à une colline boisée, pourrait figurer à la une du magazine d’architecture AD.

Il détonne par sa simplicité et sa modernité, par ses lignes épurées, son ouverture sur l’extérieur et sur l’océan Atlantique. Une terrasse gigantesque, agrémentée d’une grande piscine donnant sur la lagune, une enfilade de chambres débouchant sur de multiples patios, un second bassin de nage surélevé au premier étage, là où se trouve le seul et unique salon d’apparat… C’est en somme un palais d’extérieur, conçu sur mesure pour l’été.

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Depuis la mort du roi Mohammed V, le 26 février 1961, ce coin de paradis a été déserté, au point de tomber en décrépitude. Pourtant, il est toujours soigneusement gardé par des agents des Forces auxiliaires. Interdit d’aller le visiter, et même de le photographier. Cet endroit secret alimente donc tous les fantasmes.

Un sultan sous surveillance

Il n’en a pas toujours été ainsi. Construit aux alentours de 1940 par un mystérieux architecte, à la demande du sultan Mohammed Ben Youssef – futur Mohammed V –, ce bâtiment aura été un véritable havre de paix pour son principal occupant et, sans conteste, son lieu de vie préféré. Ces années-là, le Maroc est sous protectorat, mais administré par les autorités françaises comme une véritable colonie. Dans son ouvrage Mohammed V, Hassan II, tels que je les ai connus (2003), Henri Dubois-Roquebert, médecin personnel du sultan, qui deviendra un ami, écrit : « En 1937, la personnalité intime du sultan était complètement ignorée du grand public […]. Les relations qu’il entretenait avec l’extérieur ne pouvaient exister que par l’intermédiaire d’un fonctionnaire français, qui portait le titre de conseiller du gouvernement chérifien ».

Les Français considèrent Mohammed V comme conciliant et malléable. Il est tout l’inverse…

Le futur souverain a du mal à supporter la vie quotidienne dans les palais de Fès et de Rabat. Son autorité est bafouée, ses moindres faits et gestes sont épiés, il se sent méprisé, esseulé, voire emprisonné. Les autorités françaises le considèrent comme conciliant et malléable. Il est tout l’inverse : très intelligent, rusé, habité par de fortes convictions.

Las des intrigues de couloirs et du carcan colonial, le sultan veut échapper à la surveillance de la France et renouer avec les réalités marocaines. Il opte pour Oualidia, qui n’est à l’époque qu’un charmant village de pêcheurs, connu pour ses huîtres délicieuses, peuplé par une centaine de personnes seulement, majoritairement fréquenté à la saison estivale par les habitants de Safi et par des Européens. Dès lors, il y passera plusieurs semaines chaque été.

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Monsieur Tout-le-Monde

Le sultan rompt avec les palais traditionnels, totalement préservés des regards indiscrets. À Oualidia, la terrasse, décorée d’innombrables tapis et emplie de plantes, offerte à la vue de tous, est la pièce à vivre principale de la famille royale. Le futur Mohammed V et ses enfants y prennent le thé et mangent des gâteaux, à l’heure du goûter. Dans la matinée ou en milieu d’après-midi, le sultan descend en toute simplicité à la plage au milieu des pêcheurs et des vacanciers, accompagné de ses filles, vêtues de maillots de bain deux pièces.

Horripilé par la vie en vase clos, il fait en sorte que ses enfants rencontrent des camarades ancrés dans la réalité

Le commun des mortels est autorisé à déambuler devant le « palais », à condition, bien sûr, d’être en tenue de baigneur, faute de quoi les gardes procèdent à un contrôle d’identité. Pour beaucoup, ce naturel démontre le « progressisme remarquable » du sultan, peu friand de protocole et attiré par l’anonymat, bien qu’il ait été éduqué dans la plus pure (et souvent austère) tradition du Makhzen. Son médecin personnel relate qu’il lui arrivait même, lorsqu’il était au volant de sa voiture, de « répondre à l’appel d’un auto-stoppeur et d’entamer une conversation dont il faisait son profit ».

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« L’Hippocampe » et le petit singe

Soucieux de donner à ses enfants une excellente formation, plus moderne et plus poussée que la sienne, Mohammed V les éduque lui-même et forme avec eux un clan soudé. Horripilé par la vie en vase clos, il fait en sorte que ses fils et filles rencontrent des enfants ancrés dans la réalité. À Oualidia, il arrive donc fréquemment que des gamins, en vacances avec leurs parents, soient conviés à venir jouer au « palais ».

C’est notamment le cas de Latif Illane, originaire de Safi, dont les parents adoraient camper près de la lagune. Il fait la connaissance des enfants royaux devant l’hôtel L’Hippocampe, qui jouxte la résidence du sultan. Peu après, des Mokhaznis viennent le chercher afin qu’il passe un après-midi avec les petits princes. Effrayée à l’idée qu’il reste vivre à la Cour, sa mère se met à pleurer, mais les gardes lui promettent de le lui ramener.

Les touristes s’étonnent qu’un tel bijou architectural soit laissé à l’abandon

Quelques années plus tard, Latif Illane a racheté L’Hippocampe, où il a organisé de nombreuses soirées dansantes. Le prince héritier, Moulay Hassan (futur Hassan II), s’y rend régulièrement, accompagné… d’un petit singe, qui adore soulever les jupes corolles – la mode de l’époque – des jeunes filles.

Mauvais souvenirs

Après le décès de Mohammed V, survenu de façon inattendue à la suite d’une opération bénigne, le palais se meurt lui aussi, mais à petit feu. Selon les rumeurs, Hassan II n’aurait jamais eu la force de retourner sur ces lieux tant ils avaient été marqués par la présence de son père. Il en aurait aussi gardé, dit-on, quelques mauvais souvenirs. Parce qu’il était le prince héritier, Mohammed V était parfois sévère et exigeant à son égard, n’hésitant pas à le rabrouer en public, notamment à Oualidia.

Au cours des années 1980, les enfants s’y aventurent pour jouer à cache-cache. Pendant la décennie 1990, alors que Oualidia est devenue une véritable station-balnéaire, les touristes locaux et étrangers y affluent, et s’étonnent qu’un tel bijou architectural, devenu lieu de promenade, soit laissé à l’abandon. Au début des années 2000, après la disparition de Hassan II, une nouvelle (et fausse) rumeur annonce que le roi Mohammed VI « aurait vendu le lieu à des Américains ». En 2008, le palais est fermé au public. Ses entrées sont murées, et son enceinte est gardée jour et nuit par des soldats ou des gendarmes, ce qui nimbe cette demeure de mystère.

Vestige d’une autre époque

L’explication pourrait bien être plus prosaïque. En effet, ce palais n’est pas classé au patrimoine et ne relève pas de l’État ; c’est une résidence privée, qui appartient à la famille royale. Le bâtiment tombe en ruine, un accident peut vite arriver, et les propriétaires en seraient alors juridiquement tenus pour responsables.

Si la famille royale n’y séjourne plus, c’est tout simplement parce que cet endroit est le vestige d’une autre époque : celle d’un petit village quasi inhabité, où un roi pouvait déambuler sans craindre pour sa vie et sans être importuné. Les tentatives de coups d’État sous Hassan II, le risque terroriste et l’ère des smartphones sont passés par là… Cette résidence n’est à l’évidence pas suffisamment sécurisée. Il n’empêche, les rumeurs évoquant sa rénovation vont bon train.

Retrouvez tous les articles de notre série : 

– Hassan II et Ifrane, écrin de la diplomatie marocaine (2/3)

– Tanger, Tétouan, M’diq, Al Hoceima… Mohammed VI ou l’appel du Nord (3/3)

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