Le Darfour, un scénario cauchemardesque aux portes du Tchad

Les combats qui opposent les forces d’Abdel Fattah al-Burhane à celles de Mohamed Hamdan Dagalo font craindre à N’Djamena une contagion de la crise soudanaise à son territoire depuis la région frontalière du Darfour… Un foyer d’instabilité permanent, comme l’explique Éric Topona Mocnga.

Une jeune femme soudanaise, le 13 mai 2023, dans le camp de Borota, dans l’est du Tchad, créé pour accueillir les réfugiés fuyant le conflit en cours dans le Darfour. © ZOHRA BENSEMRA/REUTERS.

Éric Topona Mocnga.
  • Éric Topona Mocnga

    Journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle (média international allemand), à Bonn.

Publié le 6 août 2023 Lecture : 5 minutes.

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Le Soudan est revenu tragiquement sur le devant de l’actualité pour écrire une nouvelle page sombre de son histoire, alors que ce triste scénario semblait révolu. Cette nouvelle guerre oppose les forces régulières fidèles au président de la transition, le général Abdel Fattah al-Burhane, aux paramilitaires de son vice-président, le général Mohamed Hamdan Dagalo, plus connu sous son pseudonyme « Hemetti » (ou « Hemedti »). Le 15 avril, date du début des hostilités, ainsi que les jours suivants, elle occupe la une des médias.

Aux conjectures initiales sur l’issue victorieuse du conflit au profit de l’un ou de l’autre camp a succédé une indifférence grandissante face à une confrontation armée qui s’installe dans la durée, alors que ses effets collatéraux et ses répercussions régionales sont à redouter. Le Soudan compte parmi ces États africains dont les frontières territoriales sont contiguës à plusieurs autres et traversées par des populations parfois ethniquement très proches.

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Risque d’escalade

Plusieurs annonces de trêve, sous la médiation des États-Unis et de l’Arabie Saoudite, ont été annoncées depuis le début des combats, sans jamais se matérialiser sur le terrain par un respect des engagements des belligérants.

Au contraire, des signes annonciateurs d’escalade laissent craindre l’extension du brasier actuel. Minni Arko Minnawi, le gouverneur du Darfour, n’a pas fait usage de circonlocutions pour lancer aux populations de sa région un appel à la mobilisation générale et à l’autodéfense. « J’appelle le peuple du Darfour, jeunes et vieux, femmes et hommes, à prendre les armes pour défendre leurs biens », a-t-il écrit, à la fin de mai, sur Twitter. Cet ancien chef de guerre, proche du général Abdel Fattah al-Burhane, exprimait ainsi sa défiance et sa volonté d’en découdre avec les forces du général Hemetti, dont le Darfour est le fief ethnique.

Le Tchad n’a pas attendu l’extension de cette déflagration sur son sol pour fermer sa frontière orientale avec le Soudan. La prompte décision du chef de l’État tchadien, Mahamat Idriss Déby Itno, prouve à suffisance que la paix entre les deux États demeure fragile.

Omar el-Béchir et Idriss Déby Itno, alors présidents, en avaient d’autant plus conscience que, au-delà de la signature d’accords de paix entre leurs deux pays, ils eurent recours aux liens du mariage – le chef de l’État tchadien a épousé la fille du chef présumé de la milice janjawid – pour désamorcer à l’ancienne tout motif de belligérance future entre les deux pays, comme il était de coutume dans les royaumes de l’Afrique précoloniale.

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Voisinage conflictogène

Le Darfour, en dépit des récentes années d’accalmie, n’a toutefois pas exorcisé tous les maux qui furent à l’origine des conflits antérieurs sur son sol et qui ont connu leur extension jusqu’au Tchad voisin.

Il fallait préparer la guerre avec le voisin pour avoir la paix chez soi

Le Tchad et le Soudan ont en effet longtemps servi de bases arrière aux mouvements armés qui se sont lancés à la conquête du pouvoir d’État dans l’un ou l’autre de ces deux pays, sur fond de solidarités ethniques et de mouvements de brassages humains transfrontaliers antérieurs à l’accession des deux pays à la souveraineté internationale. On pourrait dire qu’il fallait préparer la guerre avec le voisin pour avoir la paix chez soi.

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Dans une étude intitulée « Le Tchad dans son environnement régional – Entre jeux d’alliances politiques et coalitions militaires ad hoc », Amandine Gnanguênon, chercheuse associée à l’université d’Auvergne et directrice du projet « Guerre et Politique » hébergé par l’Institut des mondes africains à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), résume ce voisinage longtemps conflictogène.

« L’histoire de la relation entre le Soudan et le Tchad est fortement liée au Darfour depuis la création du Front de libération national du Tchad (Frolinat) en 1966, souligne-t-elle. L’implantation du Frolinat dans l’ouest soudanais transforme cette province en sanctuaire pour les opposants aux régimes tchadiens. Les prises de pouvoir successives par la rébellion tchadienne ont été possibles grâce au soutien de la Libye et du Soudan. L’arrivée au Soudan, en 1989, d’Idriss Déby, alors conseiller tchadien pour la défense et la sécurité, à la suite de l’échec de sa tentative de coup d’État contre le président Hissène Habré, intensifie le conflit triangulaire tchado-libyo-soudanais. »

Parmi les hommes de rang des armées des deux États, les solidarités ethniques sont demeurées fortes. Lors des conflits qui ont opposé leurs armées durant ces deux dernières décennies, certains combattants ont cru devoir prêter une allégeance apparente à l’armée régulière et une allégeance réelle aux forces adverses par fidélité à la tribu. C’est pourquoi les stratèges redoutent un repli des paramilitaires de Hemetti vers le Darfour, ce qui ne serait pas sans conséquences au Tchad, où le vice-président dispose de nombreuses attaches familiales et tribales.

« Guerres en chaîne »

Une autre donnée, et non des moindres, qui pourrait être source de déstabilisation à partir du Darfour est la pression anthropique que cette région soudanaise exerce sur le Tchad. La population, aujourd’hui estimée à près de 8 millions d’habitants, a été multipliée par vingt au cours du XXe siècle. Mais la marginalisation de cette région par le pouvoir central de Khartoum n’a pas rendu possibles les investissements nécessaires qui auraient permis à ses habitants de ne plus être dépendants d’une économie de subsistance.

Aussi, faudrait-il avoir à l’esprit que les premiers affrontements au Darfour, en 2003, étaient liés à des revendications suscitées par la crise climatique. Les prétentions des ethnies belligérantes face à la raréfaction des ressources environnementales vitales telles que l’eau et la terre arable n’ont pas disparu, tant s’en faut, elles se sont même accentuées.

Le Tchad en a d’ailleurs fait récemment la tragique expérience dans le Logone-Oriental et dans le Mandoul, dans le sud du pays. Dans ce contexte, l’afflux massif de réfugiés en provenance du Darfour observé avant le début du conflit se poursuivra probablement.

La perspective de voir les pays voisins du Soudan embarqués dans une guerre qui leur aura été imposée semble bien réelle

Au regard de cet état des lieux, des « guerres en chaîne » dans la région sont à redouter, et ce dans un avenir proche. Les intérêts économiques des grandes puissances au Darfour ne semblent pour l’instant guère menacés. Mais la perspective de voir les pays voisins du Soudan embarqués dans une guerre qui leur aura été imposée semble bien réelle. Ce scénario cauchemardesque, qu’il faut absolument conjurer, compromettrait durablement le difficile processus de réconciliation en cours au Tchad.

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